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nuages noirs. Et, pendant que les garçons d’accessoire ramassent dans des corbeilles les coupes éparses de l’orgie, les hommes de la « cour » entassent des rochers escarpés, et ceux du « jardin » assujettissent une forêt vierge. Sur tout cela le flamboiement de la rampe opérera son miracle d’optique pour la salle ; ici, c’est l’envers des choses, sombre et souvent malpropre, comme l’entrée des artistes derrière le théâtre, opposée à la façade illuminée.

Car les coulisses ne sont nulle part l’idéal de délices et de perdition qu’on se figure en des arrondissemens éloignés. Elles ressemblent plutôt à un navire en branle-bas de combat. Les brigadiers-machinistes ont chacun leur poste à la face ou au trumeau, dans les dessous ou les cintres, et leurs « plans » immuables à desservir. Pour maintenir le bon ordre parmi cette foule grouillante, certains directeurs n’estiment pas inutile d’avoir en permanence quelques gardiens de la paix sur la scène. Dans les changemens à vue, où il faut un synchronisme parfait entre la parole de l’acteur et l’œuvre du machiniste, ceux-ci arrivent, après quelques représentations d’une pièce, à connaître les airs et les répliques qui leur servent de points de repère. Néanmoins, quelques minutes avant que la manœuvre ne s’effectue, les chefs crient dans un porte-voix : « Attention ! » et s’assurent que les « gareurs » du cintre ont préparé le chemin aux rideaux, afin qu’ils glissent sans oscillation et ne s’enchevêtrent point les uns dans les autres.

Un coup de sonnette, de timbre ou de tam-tam ordonne le mouvement d’ensemble, auquel collaborent parfois plus de cent hommes. Il est des féeries où les cuivres de l’orchestre, le son de cloches battant à toute volée et les cris de la figuration produisent un tel tapage qu’aucun signal connu ne pourrait se faire entendre. Il faut tirer deux coups de pistolet à la cour et au jardin pour avertir le personnel des dessous. Quelques changemens ont lieu en pleine lumière, d’autres se font « au noir, » lorsqu’il est nécessaire d’apporter ou d’enlever quelques meubles sur la scène. Le public, aveuglé par une demi-douzaine de lueurs rouges à la rampe, ne voit rien.

Le nombre des machinistes varie fort, non seulement suivant les théâtres, mais selon la nature de la besogne. Le Châtelet, où les spectacles se développent en vingt tableaux, occupe le soir 80 hommes ; il n’y en a que 12 d’employés durant le jour.