Le succès, qui est si dangereux pour les personnes, ne l’est guère moins pour les idées et pour les mots. Dès qu’un mot commence à avoir la vogue, chacun s’en empare ; on obscurcit, on altère, on fausse l’idée qu’il avait d’abord servi à exprimer ; il devient l’étiquette décevante destinée à séduire la curiosité. Ainsi en est-il par exemple pour le terme de socialisme : des messieurs à la boutonnière fleurie et des compagnons vêtus du bourgeron, des croyans, des libres penseurs, des réactionnaires, des révolutionnaires se sont pareillement emparés du mot ; mais il est probable qu’ils n’y enferment pas le même sens. Ainsi encore du terme de féminisme. C’est le mot qui plaît. Nous nous hâtons d’en tirer tout le profit que nous pouvons, comme on se hâte d’user d’un remède pendant qu’il guérit. Nous sommes tous féministes : le moyen pour un homme de ne pas être féministe ? Non contens d’être, nous-mêmes et pour notre compte, des féministes convaincus, nous découvrons que d’autres l’ont été avant nous, qu’on n’en soupçonnait pas : nous nous avisons que dans des ouvrages, dans des théories, dans des temps où, il y a seulement dix ans, on ne l’eût jamais été chercher, le féminisme le plus authentique était inclus. Question d’étiquette ! Comme les industriels qui appliquent au chapeau ou au bonbon de l’année le titre de la pièce en vogue, nous nous efforçons d’attirer le public vers nos travaux, en flattant sa plus récente manie. Heureuse, mais lointaine, l’époque où on pouvait intituler bonnement un livre Études, Essais ou même Mélanges ! Il faut aujourd’hui un titre qui tire l’œil : l’estime est à ce prix.
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REVUE LITTÉRAIRE
TROIS PRÉCURSEURS DU FÉMINISME