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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/943

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et les lettres, en particulier, lui coûtaient à écrire. Ce n’est que six mois plus tard, en février 1792, qu’il répondit enfin à Marie de Herbert. Sa réponse ne nous a pas été conservée, mais nous en possédons un « projet, » un brouillon, que lui-même a gardé avec soin parmi ses papiers. Ce document débute ainsi :


Votre touchante lettre doit avoir jailli d’un cœur fait pour la droiture et la vertu, puisqu’il est si sensible à une doctrine morale qui manque de tout ce qui peut flatter et caresser la fantaisie d’une femme. Aussi n’ai-je point manqué de faire ce que vous me demandiez, c’est-à-dire de me mettre à votre place, et de réfléchir pour vous aux moyens d’un apaisement purement moral. En vérité, j’ignore la nature de votre relation à l’égard de cet objet aimé dont le caractère paraît si noble, étant si attaché à l’essence de la vertu, je veux dire la sincérité. Je ne sais point si vous êtes liée par les liens du mariage, ou simplement par ceux de l’amitié. Je suppose, cependant, d’après votre lettre, que c’est cette seconde hypothèse qui est la vraie. Et d’ailleurs cela n’a point d’importance quant à ce qui vous inquiète : car l’amour, qu’il s’adresse à un mari ou à un ami, exige un égal respect réciproque, sans lequel il n’est qu’une illusion sensuelle, et des plus passagères.


Suivaient de longues pages, destinées à « l’apaisement moral » de la jeune femme. Mais Kant, suivant l’admirable expression de Michelet, était un « système, » un « être tout à fait abstrait. » Il s’était constitué, vers l’âge de cinquante ans, un ensemble d’idées sur tous les sujets ; et, depuis lors, c’était comme si son cerveau et son cœur se fussent transformés en une collection de gros in-folio, d’où il tirait, en toute circonstance, la page appropriée à cette circonstance. Il ne pensait plus, ni ne sentait ; il ne savait plus que citer sa doctrine. Et sa lettre à Marie de Herbert n’était, malgré ses excellentes intentions, qu’une sorte de corollaire de sa Critique de la Raison pratique. Il lui démontrait que le repentir a plus ou moins de mérite, suivant qu’il vient du regret de la faute elle-même ou seulement de celui de ses conséquences ; il lui affirmait ensuite que, ou bien son ami devait un jour lui pardonner, et l’aimer de nouveau, ou bien que, dans le cas opposé, l’amour qu’il avait pour elle était « plus physique que moral, » lui répétant que cet amour-là n’était « qu’illusion passagère. » Après quoi il disait, en terminant, qu’il avait insisté davantage sur la « condamnation » que sur la « consolation » parce que, « quand la condamnation aurait produit son effet, » la consolation » ne manquerait point de venir par surcroit. »

La lettre écrite, tarda-t-il encore à l’envoyer ? Le fait est que, en décembre 1792, dans le post-scriptum d’une lettre à un de ses jeunes