de la mémoire des gens de goût. Je laisse de côté Tibère, personnage très compliqué, que chacun explique à sa manière, sur lequel, du reste, Tacite ne se flatte pas de nous dire le dernier mot, tant il le trouve obscur et indécis. Il a cependant dépeint d’une manière admirable la méchanceté de sa nature, son goût pour les routes tortueuses, la fermeté de son intelligence et la bassesse de son cœur, sa frayeur de toute parole libre unie au dégoût qu’il éprouvait pour la servilité, son mépris de tout le monde et de lui-même. Il aurait pu certainement nous peindre un Claude plus grotesque qu’il ne l’a représenté. Rien ne lui eût été plus aisé que de cueillir dans ses discours, dans ses lettres, des traits d’un comique achevé. Ce qu’il en dit suffit pour nous faire parfaitement connaître cette créature incomplète chez laquelle quelque bon sens se mêlait à tant de sottise et un fond de bonhomie à une effroyable cruauté. C’est de la même façon, sans trop insister, qu’il nous montre Othon, Galba, Vitellius, les deux Agrippines, Poppée, Mucien, Antonius Primus, un gascon qui gesticule et parle fort, Pétrone, un des personnages les plus curieux de ce temps, et ces figures touchantes, comme Pison et Octavie, qu’il fait voir au second plan et se détachant à peine de l’ombre. En général, ce ne sont pas de ces longs portraits en antithèses balancées, comme il s’en trouve chez Salluste, mais des esquisses largement tracées, quelques coups de crayon ou de pinceau, juste ce qu’il faut savoir de l’homme pour comprendre les événemens où il figure. Le tout est peint d’un ton un peu uniforme, sans rien qui soit trop en saillie, et qui puisse distraire le lecteur de l’attention qu’il doit au récit entier. Tacite est un admirable artiste, toujours préoccupé de l’unité de son œuvre et qui ne veut pas que le relief de quelques détails nuise à l’harmonie de l’ensemble.
Le goût a changé aujourd’hui ; nos écrivains ne se préoccupent pas autant de l’unité et de l’harmonie. Nous n’avons plus au même degré le scrupule de la dignité continue. Nous supportons sans nous plaindre, dans les œuvres les plus graves, ce que nos pères auraient appelé des indiscrétions et des commérages. Ces deux genres d’histoire qui s’étaient séparés au second siècle de l’Empire, l’un se maintenant sur les hauteurs du récit oratoire, l’autre glissant vers l’anecdote, n’éprouvent plus la même répugnance l’un pour l’autre et tendent même à se réunir : il y a du Tacite et du Suétone à la fois dans Michelet, et dans tous ceux