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observation des règles de morale. Ils doivent au contraire s’attendre, de la part d’autrui, à des déviations de la loi idéale, et faire entrer en ligne de compte ces déviations dans leurs règles concrètes de conduite. La solidarité sociale, comme le dit M. Renouvier, engendre donc de tous côtés une injustice de réciprocité, et fait de la justice sociale une œuvre ardue et même à la rigueur impossible. Ou pratiquerait la justice rigoureuse, si la justice d’autrui répondait à la nôtre ; mais l’état de société, la moralité moyenne des hommes, les maximes reçues, « l’impérieuse coutume » rendent une telle supposition chimérique. Rien plus, l’individu qui s’estime juste est irrésistiblement porté aux mauvais sentimens et aux passions haineuses par « < les réactions mentales que provoque chez lui l’injustice d’autrui[1]. »

Sans doute cette solidarité du mal est toujours solidarité ; mais un principe qui s’applique ainsi à tout et ne fait que constater l’action réciproque universelle ne saurait constituer un fondement moral. Sur quel genre de solidarité le socialisme appuiera-t-il son éthique ? La solidarité qu’il a en vue ne sera-t-elle que le « resserrement du troupeau en face du danger à éviter » ou en face de l’avantage à atteindre ? Ce ne sera alors qu’une liaison d’intérêts et, au fond, un faisceau d’égoïsmes plus ou moins consciens ; ce misera pas une solidarité morale. Celle-ci est un idéal supérieur de solidarité volontaire, accepté pour loi et érigé en devoir. Elle n’existe donc que là où, personnellement, nous la voulons et la faisons. « Tout ce que l’on est et tout ce qu’on possède, a dit un moraliste favorable sur bien des points à l’école socialiste, est un don et doit être donné de nouveau[2]. » Est un don, voilà, selon nous, la solidarité naturelle ; doit être donné de nouveau, voilà la solidarité morale ; mais l’une ne découle pas de l’autre, comme semble le croire M. Bourgeois, tant qu’on ne fait point intervenir des raisons supérieures qui dépassent le point de vue purement social. Ces raisons, les socialistes ne nous les donnent pas ; ils ne s’élèvent point au-dessus de l’idée de la collectivité humaine. Dès lors, leur morale se trouve suspendue entre ciel et terre.

M. Bourgeois, il est vrai, s’est efforcé de trouver un moyen terme dans l’idée juridique d’une solidarité contractuelle entre

  1. Voyez la Nouvelle Monadologie. Paris, Colin, 1899. Cf. Marion, De la Solidarité morale. Paris, 1880, Alcan.
  2. M. Bourgeois, Solidarité.