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dans sa conscience et sa raison, dans tout ce qui en fait une personnalité capable ; de devenir volontairement impersonnelle. Plus nous vivons personnellement, plus nous pouvons réaliser de solidarité collective ; tout au contraire, plus vous appauvrissez la personnalité, et plus vous la faites rentrer sous le joug de la solidarité purement naturelle, qui, nous l’avons vu, loin d’aboutir à l’amour et à la paix, peut aboutir à la haine et à la guerre. Dès lors, le dévouement à la société ne saurait être simplement la reconnaissance du mérite supérieur des grands nombres, une sorte d’adoration du su tirage universel. Le devoir social ne peut provenir que de ce principe ; la vraie nature raisonnable et sensible de l’homme trouve dans la société sa suprême et totale expression ; donc nous devons vouloir et réaliser une société de plus en plus parfaite. Mais, remarquons-le bien, cette société dans et par laquelle l’homme est moralisé n’est plus seulement la société humaine ; c’est, comme le croient les philosophes idéalistes, la société universelle, c’est-à-dire l’humanité et le monde vus sous un certain aspect d’immensité et d’éternité, sub quâdam specie æternitatis.


Le socialisme a eu le mérite d’entrevoir ce haut idéal qui embrasse l’univers, mais, pour le réaliser, il a eu le tort de compter trop sur les conditions matérielles et économiques de la société humaine. Aussi, loin de constituer par lui-même une morale, comme nous l’annonçaient ses partisans, le socialisme nous a semblé avoir besoin d’être contrôlé par une philosophie et une morale qui lui soient extérieures et supérieures. Réduit à lui-même, il nous a paru tiraillé en sens contraires, tout comme le fut toujours l’économie politique. Ne l’avons-nous pas vu, toujours incertain et inquiet, flotter entre l’individualisme absolu et le collectivisme, entre l’idée de l’intérêt personnel et celle de la solidarité, entre le culte du moi et le culte humanitaire ? Ne l’avons-nous pas vu partagé entre deux conceptions extrêmes : l’une, qui est le pur mécanisme substitué à la morale par le matérialisme de Marx ; l’autre, qui est le règne de la pure moralité ? Le socialisme avait commencé par nous dire : l’individu, seul réel, a seul une valeur ; il finit par nous dire : l’individu doit se sacrifier à la collectivité des individus comme si elle avait seule une valeur propre. La conciliation reste à trouver. Nous la promettre pour un avenir indéfiniment lointain, pour un millénaire