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pas sans rudesse ; j’aime mieux dire que la foule est un être primitif, un être enfant. Elle est à la merci de ses impressions, et, pour lui faire impression, il suffit d’un rien, d’un geste, d’un son de voix, de moins que cela. Elle s’engoue du premier beau parleur qui prend la peine de la flatter, et succombe infailliblement à la séduction. Crédule, elle s’empresse de croire tout ce que lui disent certaines gens qui savent lui parler sur un certain ton. Elle croit naïvement et absolument. Rien n’est plus facile que de l’abuser, et ceux qui s’en mêlent n’ont pas besoin de se mettre en frais d’invention : c’est merveille de voir comme les mêmes moyens qui ont déjà servi tant de fois sont toujours les meilleurs. Docile, elle suit où on la mène, sans savoir où et tête baissée, à moins pourtant qu’elle ne se révolte, ne s’échappe et ne se reprenne comme elle s’était donnée, sans raison. Car les images qui passent dans le champ borné de sa vision sont incohérentes et s’y succèdent sans lien. De là ses brusques reviremens. Bénévole et pacifique, elle devient tout à coup impatiente, trépidante, fiévreuse : on sait quelquefois d’où vient un rassemblement, on ne sait jamais ce qui en sortira. Furieuse, il suffit d’une plaisanterie pour la désarmer : elle va pendre à la lanterne l’abbé Maury. « Et, quand vous m’aurez pendu, y verrez-vous plus clair ? » L’abbé est sauvé. Sérieuse, il suffit d’un Lazzi pour mettre en déroute son attention : on cite plus d’une tragédie qu’un bon mot lancé du parterre a frappée à mort. Elle tombe de l’exaltation au désespoir et son emportement se tourne en panique. Ignorant toute mesure et ne sachant ni aimer ni haïr à demi, elle n’a que des idoles dont elle fait des victimes. C’est ici le domaine de la sensibilité, du caprice et des nerfs.

La foule est folle. Entendez par là qu’il y a une espèce de délire, bien comme des aliénistes, nettement classée et caractérisée, qui est le « délire en commun. » La foule est sujette à certaines hallucinations collectives. De ce qu’un fait est attesté par des milliers de témoins, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il, soit faux ; mais il est possible aussi que ce soit une illusion et qui résulte précisément de la réunion de ces milliers de personnes. On constate dans la foule les mêmes troubles cérébraux dont souffrent les aliénés : folies partielles, manies, monomanies, incapacité de, taire attention ou, au contraire, d’échapper à une obsession. Entendez encore que la foule présente, toute sorte de traits de caractère analogues à ceux qu’on observe chez les pensionnaires des asiles. Celui qui domine tous les autres et d’où ils procèdent tous, c’est un orgueil insensé. Il y a une hypertrophie du moi collectif aussi bien que du moi individuel. Les