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des Récits ? Pris à part, chacun d’eux intéresse : on se laisse séduire au relief des figures, à la justesse de l’observation, au vif mouvement d’une pensée où l’émotion lyrique alterne avec les saillies d’une verve railleuse. Mais, à mesure qu’on avance dans cette galerie d’eaux-fortes, leur variété, — il serait injuste de la méconnaître, — se fond dans une sensation uniforme d’accablante tristesse ; un lourd cauchemar angoisse l’esprit, devient intolérable en se prolongeant. C’est en vain que Gorky a jeté sur les grands chemins et dispersé dans des cadres pittoresques les lamentables enfans de son imagination : la mémoire qu’ils obsèdent finit par les confondre et les rassembler tous, avec leurs chefs de file, dans le bouge tenu par l’ex-capitaine Kouvalda, l’asile de nuit où se retrouvent chaque soir Les ci-devant hommes. L’auteur a réuni dans cet enfer social les plus typiques de ses modèles ordinaires ; ils y viennent divaguer entre deux hoquets d’ivrognes, ils tournent là, damnés monomanes, dans ace cercle fastidieux : raisonner et boire, boire et raisonner. L’analyse lucide qu’ils font de leur misère morale s’achève dans le broc d’eau-de-vie où ils noient leur conscience.

On peut dire de leur historiographe qu’il peint à l’eau-de-vie : cette humanité spéciale baigne littéralement dans l’alcool, il ruisselle le long des pages, ses vapeurs enveloppent toute l’œuvre de Gorky d’un nuage blafard, morose, pareil à ceux que l’écrivain accumule dans les ciels gris qui pèsent d’habitude sur ses paysages. À le lire, il semblerait que la Russie ne soit qu’un vaste cabaret dans un caveau ténébreux, puant de sueur, de graisse, de pétrole, où des malandrins en haillons paressent, geignent, maudissent, se crachent mutuellement au visage leurs vérités et sombrent dans un océan de vodka. C’en est trop. Le lecteur écœuré demande grâce ; il ferme avec un sentiment de dégoût et de lassitude le volume commencé avec plaisir. La répétition de ces noires et troubles images lui laisse la nausée des lendemains d’ivresse, le malaise pour lequel la langue russe a tout un riche vocabulaire, — substantifs, adjectifs, verbes, — et que nous appelons plus vulgairement « le mal aux cheveux. »

1) Buivchie lioudt, littéralement « ceux qui furent des hommes.


III

Thomas Gordiéef, publié en 1899, donne à croire que le nouvelliste veut élargir son genre et aborder le grand roman de