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mœurs. L’observateur se hausse de quelques degrés sur l’échelle sociale ; il met en scène la classe des marchands, la plus originale à coup sûr, la plus résistante aux transformations de la Russie moderne. Depuis Gogol, elle sert de cible aux romanciers et aux dramaturges : leur verve s’exerce sur le riche koupetz, sur sa fourberie légendaire, sa bigoterie, son costume suranné. Il n’en demeure pas moins fier, et à juste titre, de concentrer dans ses mains le pouvoir de l’argent, dans sa maison le culte des antiques traditions.

Le roman de Gorky reproduit au naturel les physionomies des marchands qu’il a pratiqués à Nijni : bons portraits, d’une vie intense, en particulier celui de ce vieux finaud de Maïakine. Le livre part bien : Tolstoï ne désavouerait,pas certains épisodes, traités dans sa manière, avec un choix ingénieux de détails expressifs : les couches de Nathalie, agonisante sur l’oreiller « où se tordaient, comme des serpens morts, les boucles sombres de ses cheveux, »- tandis que son mari attend l’événement dans la pièce voisine et se remonte le cœur en buvant, — toujours, — des rasades d’eau-de-vie ; la mort du père Gordiéef, l’ancien bourlak enrichi, qui a longtemps ployé la vie et les hommes sous son rude commandement, jusqu’au jour où, foudroyé dans le jardin, « ce corps puissant glissa lentement du fauteuil sur le sol, comme si la terre le retirait impérieusement dans son sein ; » - enfin et surtout la première expérience amoureuse du jeune Thomas, la glu de la femme sur ce cœur de vingt ans, la transformation subite de l’être juvénile par la première caresse féminine.

La suite du roman ne tient pas les promesses du début. Thomas est comblé de tous les dons : intelligent, pourvu d’une santé à toute épreuve, colossalement riche, fêté dans l’honorable corporation des marchands, désiré par leurs filles, libre de conduire, à son gré les grandes affaires que son père lui a laissées, comment va-t-il vivre sa vie ? — Il ne la vivra pas : il en cherchera le sens. Le mal inexorable, la toska, empoisonne son cœur et son cerveau. Tout l’ennuie et l’irrite, car le monde est mal fait, le monde russe en particulier. — « Que faut-il faire ? s’écrie Gordiéef, chto diélat ? » - Soixante ans après Tchernichevsky, lequel donnait ce titre à un livre fameux, quarante ans après le Roudine de Tourguénef et ses innombrables frères, l’indéfectible cri russe retentit comme par le passé, avec la même