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Gordiéef se lève, — tel Ruy Blas au conseil des ministres, — et il « démasque » chacun des respectables convives ; à chacun d’eux il rappelle le péché caché, absous après fortune faite, que leurs envieux se racontent à l’oreille, sur les degrés de la Bourse : à celui-ci, la canaillerie sur laquelle il édifia sa banque ; à celui-là, une sale affaire de mœurs ; à d’autres, un dol, un faux, un héritage volé à des orphelins. La grêle cingle sur tous, un scandaleux tumulte s’ensuit, on se précipite sur le justicier, cet ivrogne notoire, — qui pour une fois n’est pas saoul, — on l’emmène dans une maison de santé ; son tuteur, le rusé Maïakine, se fait attribuer du coup l’administration des biens de Gordiéef, et Thomas retourne boire, avec les nobles va-nu-pieds.

Nulle action ne se dessine, nul sentiment n’aboutit, dans ce roman qui fait regretter les brèves et sobres esquisses du nouvelliste ; une suite de renverses psychologiques mal expliquées, d’interminables bavardages… On a traduit chez nous Thomas Gordiéef : malgré le talent réel et gaspillé auquel j’ai rendu hommage, il me paraît douteux qu’une œuvre aussi confuse puisse plaire à des étrangers, peu familiers avec les mœurs des marchands de Nijni. En outre, il faut un grand courage pour traduire Gorky. Je n’ai pas eu occasion de voir la version française ; mais je me demande comment l’on peut rendre la saveur des dialogues populaires et populaciers - qui tiennent une large place dans les Récits. L’argot russe n’est autre chose que le parler des paysans ; de ce fait même, il a une vaste extension, il garde une certaine bonhomie, je ne sais quoi de fraternel et de cordial, jusque dans les apostrophes salées qu’échangent ces compagnons forts en gueule. Il n’a d’équivalent ni dans notre langue usuelle, plus purgée des trivialités populaires que ne l’est la russe, ni dans notre argot, plus artificiel, plus « voyou, puisqu’il est chez nous une création de la basse pègre urbaine.

En Russie, Thomas Gordiéef devait gagner beaucoup de suffrages où l’attrait littéraire a peu de part ; on y a vu un livre « protestataire, » et presque un traité philosophique : deux sortes d’articles dont on raffole. Gorky a développé dans ce roman la philosophie sommaire, contradictoire et un peu déclamatoire, qui se cherchait elle-même dans tous ses écrits antérieurs.

La vie apparaît à cet imaginatif comme un être en soi, une sorte de courant torrentiel, extérieur à nous-mêmes : tantôt il faut lui résister, et tantôt il convient de s’abandonner passivement,