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et, de fraternité : le sentiment générateur de, son couvre fut la pitié. Avant Gorky et non moins assidûment que celui-ci, il fréquenta les « va-nu-pieds, » il les connut même au bagne ils y lisaient l’Évangile. Le pochard Marmeladof et la Sonia de Crime et Châtiment frayaient la route aux ivrognes et aux filles qui grouillent dans les Récits ; mais combien ils différaient de ces congénères par l’humilité, la douceur, la secrète beauté de l’âme ! On a pu plaisanter la « religion de la souffrance humaine ; » elle n’éveillait du moins que de bons instincts.

Gorky nous transporte dans une autre Russie : plus sèche, plus individualiste, toute ramassée sur la terre. Il paraît indifférent à la plupart des sentimens qui ont ému « les hommes des années Quarante. » C’est un parfait agnostique. Ses livres ignorent volontairement la place prépondérante que tient encore la tradition orthodoxe ; çà et là, il s’en souvient comme d’un magasin de bric-à-brac, pour y emprunter un cadre approprié aux portraits des vieux marchands. Dans le perpétuel discours où ses personnages exposent leur mentalité, rien ne laisse soupçonner le mysticisme qui travaille le peuple russe, la source profonde d’où jaillissent tant de courans divergens. Quelques paroles dites par un pieux pèlerin à Thomas Gordiéef, qui n’en a cure, sont l’unique rappel d’un fait si considérable dans, la vie populaire, si fréquent dans tes milieux où l’écrivain nous conduit. Avec lui, les agneaux de Dostoïevsky deviennent des louveteaux ; ils ont de loin en loin un mouvement pitoyable et fraternel, juste ce qu’il en faut pour les distinguer de l’animal instinctif auquel ils ressemblent à tant d’égards ; mais le plus souvent, leur cœur s’endurcit, ensauvagé par l’intérêt ou la passion ; le lien social est rompu. Un individualisme effréné, qui souffre de ne pouvoir se satisfaire et cherche ses satisfactions dans les jouissances matérielles ; des aspirations plus hautes, très vagues, au développement d’une force vaniteuse qui voudrait s’employer à de grandes actions, — et ne sait pas lesquelles, — tel est le dernier mot de l’œuvre de Gorky.

Je n’oublie pas qu’il « démasque » et ne peint la société si vilaine que pour exciter les vaillans à la détruire ; mais il ne dit nulle part sur quel plan idéal il entend la réédifier. Il s’avoue lui-même dépourvu de cet « esprit constructif » dont parlent volontiers ses philosophes. Il invoque et prédit le règne de la raison, — mais ce sera la raison du plus fort. Ses préférences