Le noir repoussa, dans le fourreau plat, couvert de maroquin gaufré, la lame déjà sortie jusqu’aux trois cercles d’or incrustés sur le talus de sa large gouttière. Et, étouffant un soupir d’impatient regret, il descendit vers la cour. Cependant il pensait que, depuis plusieurs jours, il se devait priver du plus grand plaisir, qui est de voir tomber une tête, détachée, comme un fruit mûr, par l’acier de Séville. Tout glaive perd son fil à ne point le retremper dans le sang.
Mohammed Al ben Azziz accéda, sans méchef, à la terrasse. Il baisa la terre devant le vali, puis se tint debout, les bras croisés sur le pectoral à broderies d’argent qui mourait en pointe, au- dessus de la ceinture étroite en brocart d’Almeria. Et Seef ben Saïd remarqua que le Grenadin gardait une telle pose, parce que sa droite, cachée sous la large manche de la robe en velours noir, reposait sur le pommeau d’un poignard disposé en croissant de lune. Cette précaution, qui décelait un homme avisé, amena un pâle sourire sur les lèvres minces du cheick. Car, s’il admirait le courage, il glorifiait encore plus haut la prudence.
— Approche sans crainte., Mohammed Al ben Azziz, dit-il de sa voix creuse et voilée. Je t’ai fait appeler pour ton bien, et je veux t’être utile. A certains signes de ton visage, je lis que tu es né sous une favorable planète ; et Allah t’aime, certes, pour t’avoir créé si beau. Mais, si claire que soit ta face, il est un autre visage qui l’éclipse comme Algol fait pâlir les autres feux du ciel quand il lui plaît de briller. Ces traits qu’aucun homme n’a vus, sinon moi, tu les contempleras bientôt. Leur éclat est maintenant terni par les ombres de la mort. Car, pour mon malheur, les yeux qui éclairaient mes nuits se sont obscurcis comme l’opale qui a dépassé sa saison. Et c’est pourquoi tu me trouves aujourd’hui dans le deuil…
Le vali Seef ben Saïd s’arrêta de parler. Et le peintre Mohammed acheva de boire, sans plaisir, — tant il était tenu par la crainte du poison, — le sorbet qu’un petit esclave lui avait apporté, avec des grenades, dans une corbeille en filigrane. Et il songeait :
« La parole de ce vieillard est oblique, et son regard vide ne laisse rien lire de son inquiète pensée. Dans quel dessein cet Almoravide astucieux et cupide m’a-t-il attiré ici ? Et pourquoi a-t-il donné aux miens des garanties pour m’assurer ? »