sans but, qui roule éternellement sur soi ? L’univers se moque bien des buts que veut poser l’homme !
À la recherche d’un idéal anti chrétien et même antimoral, Nietzsche finit par s’enfoncer dans un cercle vicieux qui le pousse sans cesse du culte de l’individu au culte de l’universel, et réciproquement. Au premier abord, le Surhomme-antéchrist apparaît comme un « égotiste » à outrance, qui remplace l’amour de l’humanité et la charité par l’amour de soi ; mais ce n’est là qu’un premier aspect, et Nietzsche le dépasse. Selon lui, en effet, « l’amour de soi ne vaut que par la valeur physiologique de celui qui le pratique, » entendez la valeur vitale, la valeur que la vie a atteinte chez cet individu. « Il peut valoir beaucoup, continue Nietzsche, il peut être indigne et méprisable. Chaque individu doit être estimé suivant qu’il exprime la ligne ascendante ou descendante de la vie. Dans l’intérêt de la vie totale, qui, avec lui, fait un pas en avant, le souci de conservation, le souci de créer son optimum de conditions vitales doit être lui-même extrême. » On voit que Nietzsche, ce farouche individualiste, fait de l’égoïsme même, chez certains, un moyen d’augmenter la vie totale : c’est donc bien le tout de la vie, c’est la vie universelle qui importe. L’amour qu’a la partie pour elle-même n’a de valeur qu’autant que la partie, en s’aimant ainsi, accroît la vie du tout. Et si elle ne l’accroît pas, si l’individu ne vaut pas pour le tout, il ne doit plus s’aimer. Qu’il ne se targue pas de son individualité auprès de Nietzsche ; celui-ci ne connaît pas votre vie, à vous, ni même la sienne, à lui, il ne connaît que la Vie. « L’homme isolé, dit-il avec force, l’individu, tel que le peuple et les philosophes l’ont entendu jusqu’ici, est une erreur ; il n’est rien en soi ; il n’est pas un atome, un anneau de la chaîne, un héritage laissé par le passé, il est toute l’unique lignée de l’homme jusqu’à lui-même. S’il représente l’évolution descendante, la ruine, la dégénérescence chronique, la maladie…, sa part de valeur est bien faible, et la simple équité veut qu’il empiète le moins possible sur les hommes aux constitutions parfaites. Il n’est plus autre chose que leur parasite[1]. » > Est-ce encore ici « l’immoraliste » qui parle ? Ses paroles ressemblent singulièrement à celles des « moralistes » qui conseillent à l’individu de se dévouer au tout, à la vie totale,
- ↑ Crépuscule des idoles, p. 199.