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Nietzsche ne considère pas l’individu autrement que tous les anti-individualistes ou, si l’on veut, les universalistes, depuis Platon, saint Paul, Kant et Fichte jusqu’à Hegel et à Schopenhauer. Malheureusement, le phénoménisme absolu de Nietzsche n’admet pas une telle conséquence. Comment demander à un phénomène qui passe de se subordonner à la vie totale ? Cette vie n’existe pour lui qu’autant qu’il la pense et la réalise en lui-même. Max Stirner, plus logique, dirait de la Vie totale ce qu’il a dit de l’Humanité et de la Divinité : c’est un simple mot, un extrait de mon propre moi, « volé à mon moi, » et vous voulez que je me préoccupe de cette abstraction : la Vie ! Vous aussi, prétendu athée, vous adorez un Dieu : la Vie totale ! Le seul vrai athée est celui qui n’adore que soi et se proclame l’unique. Encore y a-t-il un Dieu, qui est lui-même.

Nietzsche est enfermé dans un dilemme final. Ou la « valeur » d’un homme est tout individuelle, et alors, faute de règle générale ou de mesure commune, chacun vaut tout pour soi et il n’y a plus de réelle valeur. Ou la valeur de l’individu est fondée sur un rapport au tout et à l’univers, et alors elle n’est plus simplement une question de « puissance, » mais un ensemble de rapports dont la puissance n’est qu’une partie et où il faut faire rentrer les rapports intellectuels, les rapports sentimentaux, les relations sociales et morales. Le vrai Surhomme est l’homme qui comprend et réalise le mieux ces rapports. Nietzsche parle sans cesse de valeur ; fidèle à son habitude, il s’est bien gardé de donner du mot la plus petite définition et de l’idée la moindre analyse méthodique : il aurait vu s’évanouir tous ses paradoxes. Sa poésie nous étourdit par ses fusées multicolores et ses pétards retentissans, mais le soleil dont elle nous éclaire est un soleil de feu d’artifice.

III

Jusqu’à présent, l’Humanité entière avait considéré la justice comme la condition la plus élémentaire de son existence et de son développement. Semblable au médecin de Molière, Nietzsche dit : nous avons changé tout cela. C’est, au contraire, l’injustice, l’inégalité, l’oppression qui font vivre la société ; c’est la justice qui tend à la faire mourir. La vie, en effet, selon Nietzsche, est essentiellement « infraction, violation, dépouille-