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paraissait mériter mieux que la poésie de se mêler à la musique, étant plus capable d’en accompagner et d’en imiter les formes par des formes concrètes, plastiques et par conséquent similaires. Grillparzer fut toute sa vie étrangement sensible à la beauté des sons, que dis-je, d’un son. « Il lui suffit d’entendre une note, avant de discerner une mélodie, pour être pris d’un tremblement qu’il ne peut réprimer[1]. » Dans sa nouvelle intitulée le Musicien pauvre (Der arme Spielmann), c’est lui-même qu’il nous montre sous la figure de son héros, « ravi jusqu’à l’extase par une note unique de violon ; unique, mais si juste ! très douce d’abord, puis enflée jusqu’à la plénitude, puis atténuée encore jusqu’à n’être plus qu’un soupir. Une autre bientôt s’ajoute à la première, formant une quarte avec elle, et le vieil artiste, comme il s’était complu dans la résonance unique, s’enchantait maintenant de l’harmonieuse beauté. Tour à tour, avec un plaisir égal, ou même croissant, il touchait tous les degrés : la tierce, la quinte et les autres. Tour à tour il faisait fortement retentir les notes ou les caressait avec douceur. De chacune, isolée ou vibrant avec la tonique, il s’enivrait délicieusement. Et voilà ce que le vieillard appelait improviser. » Plus loin, toujours par la voix du virtuose inspiré, Grillparzer continue ainsi : « Oui, sans doute, ils jouent tous Wolfgang-Amédée Mozart ; ils jouent Sébastien Bach ; mais Dieu ! le bon Dieu ! celui-là, nul ne le joue. L’éternel bienfait, la beauté de la note et du son, son affinité merveilleuse avec l’oreille qui en est avide ; l’accord de la troisième note avec la première et la cinquième ; pourquoi la sensible monte comme un espoir qui s’accomplit ; les dissonances abaissées comme les méchans et les orgueilleux ; les miracles de liaison ou de renversement qui font entrer la seconde elle-même dans le sein de l’harmonie, un musicien m’a révélé tout cela ! Et qui pourra dire encore, car, moi, je ne le saurais comprendre, la fugue, le contre-point et le canon a due, a tre, toute l’ordonnance de cette architecture céleste, qui se passe de ciment et que soutient seule la main de Dieu ![2]. » Voilà bien les jouissances les plus purement musicales que puisse procurer la musique pure. À ces effets, à ces transports, on reconnaît la Selbstherrlichkeit, la puissance abstraite et spécifique, le privilège et le sortilège des sons.

  1. M. Ehrhard.
  2. M. Hanslick, passim.