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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/209

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désignation précise, sacrifier les parties où elle l’emporte sur toutes les formes du langage ; qu’elle ne doit pas aspirer à transformer les sons en mots ; que, comme tout art, elle cesse d’être un art si elle sort de la forme qui est fondée sur sa nature propre, forme qui pour la musique est dans la beauté du son, comme pour les arts plastiques elle est dans la beauté de la ligne ; que, de même qu’un poète est fou, si dans ses vers il veut arriver à l’harmonie du musicien, de même le musicien perd la tête, si, au moyen des sons, il veut égaler la précision du langage du poète[1]. »

Cette définition ou plutôt cette analyse de la musique renferme une part de la vérité, mais ne la contient pas tout entière. Sans doute il est bon de ramener la musique à elle-même et de rappeler qu’avant tout elle est le son, le beau son. Mais en elle-même il serait fâcheux de l’emprisonner ; car elle est, — dans des limites et sous des conditions que nous ne recherchons point ici, — elle est aussi le rapport entre le son et l’âme, ou, comme disait ce philosophe de la musique que nous aimons à citer[2], entre la belle force du son et la belle force de l’âme. Voilà la notion, essentielle à la conception totale de la musique, que Grillparzer a paru maintes fois oublier ou méconnaître. L’idée de la personnalité, de la valeur et de la beauté spécifique des sons l’enivre pour ainsi dire et l’égare. Et, par un retour singulier, à force de vouloir exalter la musique, il l’abaisse, et, la réduisant à n’être guère plus qu’un plaisir sensuel, un jeu (dont l’agrément ne rachèterait pas assez la vanité), il en fait la servante, — et selon nous la victime, — d’un idéal médiocre, de la doctrine, misérable entre toutes, de l’art pour l’art : non pas même pour l’art tout entier, mais pour la sensation, qui ne doit être en art que le moyen et le commencement.

Aussi bien Grillparzer le premier a plus d’une fois corrigé par d’heureux démentis les exagérations de sa doctrine et fait rentrer en quelque sorte de biais dans son esthétique musicale le principe de l’expression. Il a raconté lui-même qu’ « il aimait à placer une gravure devant lui et à rendre par la musique le sujet que représentait le dessin. » En quoi d’ailleurs il avait tort et conférait pour le coup à la musique un pouvoir où jamais elle ne saurait légitimement prétendre. Mais, en d’autres

  1. Cité par M. Ehrhard.
  2. Ch. Lévêque.