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étrange aujourd’hui : De Rossini, ou des limites de la musique et de la poésie. Quand parut le Stabat Mater, il le célébra dans un poème ardent, où il s’efforçait d’échauffer la froideur de ses compatriotes. Il se plaint de les trouver insensibles à la florissante beauté de l’ouvrage, incapables de s’y abandonner sans résistance et de s’oublier eux-mêmes pour goûter ne fût-ce qu’un moment de joie. Le poète voit avec angoisse l’esprit raisonneur et raisonnable, le brouillard sombre de l’Allemagne du Nord descendre vers sa patrie bien-aimée, et le poème s’achève par cet amer regret : « Un trésor s’est perdu : le bonheur innocent, et ce trésor, ô mon Autriche, c’était le tien ![1]. »

Ainsi la race de Grillparzer, après son caractère et sa vie, nous donne une raison dernière, et non la moindre, de ses goûts et de ses jugemens.

Cette raison, après les autres, peut-être encore mieux que les autres, explique l’admiration, l’adoration de Grillparzer pour Mozart. Mozart, aux yeux de Grillparzer, est plus que le représentant par excellence du génie de son pays : il est en quelque sorte ce pays lui-même, « l’adolescent aux joues roses, qui s’étend entre l’Italie, cet enfant, et cet homme, l’Allemagne. » Grillparzer aima Mozart dès l’âge le plus tendre et sur les genoux même de sa bonne. Celle-ci avait « créé » un singe dans la Flûte enchantée, et cet honneur demeurait son plus cher souvenir. Elle ne possédait que deux livres : son livre de prières et le livret de la Flûte enchantée. L’enfant en connut par elle les merveilles. Quand il passa des paroles à la musique, son ravissement redoubla. Plus tard, il a écrit : « La musique de ce temps-là n’est pas pour moi de la musique : en elle est ma vie, en elle chante ma jeunesse. C’est tout ce que j’ai pensé, rêvé, senti dans mes meilleures années. C’est pour cela qu’aucune autre musique venue depuis ne l’a value à mes yeux[2]. » Nouveau désaveu, n’est-ce pas, de la doctrine de l’art pour l’art et de la beauté purement objective, puisque, dans la musique de Mozart, Grillparzer se plaisait à retrouver quelque chose de son passé, de sa vie, de lui-même enfin, et à « entendre, comme a dit un autre poète allemand, chanter l’oiseau de ses jeunes années. »

En Mozart toutefois, ce n’était pas seulement son pays ou lui-même que Grillparzer aimait. C’était aussi « la belle sensualité, »

  1. Cité par M. Hanslick.
  2. Cité par M. Ehrhard.