Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la perfection de la forme sonore et les délices dont, par elle, par elle seule, notre oreille est enivrée. Jamais on n’a mieux parlé que ne l’a fait ce poète du plus purement musical de tous les musiciens. « Il s’est attaché fermement à tes éternelles énigmes, ô toi, l’œil de l’âme, oreille qui sens tout ! Ce qui n’entrait point par cette porte lui paraissait un caprice de l’homme et non point la parole divine, et demeurait banni de son cercle de lumière[1]. » En 1842, lorsque fut inauguré le monument du maître de Salzbourg : « Vous le nommez grand ! s’écriait Grillparzer. Il l’est en effet ; parce qu’il s’est limité. Ce qu’il a fait et ce qu’il s’est interdit pèsent d’un poids égal dans la balance de sa renommée. Parce qu’il n’a jamais voulu plus que ce que doivent vouloir les hommes, l’ordre : « Il le faut » sort de tout ce qu’il a créé. Il a préféré paraître plus petit qu’il n’était, plutôt que de s’enfler jusqu’au monstrueux. Le royaume de l’art est un second monde, mais existant et réel comme le premier, et tout ce qui est réel est soumis à la mesure[2]. » M. Hanslick, ayant cité ces maximes, souhaitait qu’elles fussent inscrites dans le cabinet de tous les musiciens. A coup sûr, il n’en est pas dont s’éloignent davantage la plupart des musiciens d’aujourd’hui.

Mais il y a d’autres leçons, que donnèrent d’autres maîtres, et que Grillparzer n’a point assez entendues. On dirait que le siècle musical qu’il a vécu forme, de Mozart à Wagner, une chaîne, et qu’il n’en a tenu fermement qu’un des deux bouts. Déjà Beethoven, en partie, lui échappe et le dépasse. Il ne l’embrasse pas tout entier. Plus d’une fois sans doute, il l’a loué dignement. « Il était un artiste, et qui peut se mettre sur les rangs à côté de lui ? De même que le Béhémoth traverse les mers de son vol impétueux, de même il parcourut le domaine de son art. Depuis le roucoulement de la colombe jusqu’au roulement du tonnerre, depuis la combinaison la plus subtile des ressources d’une technique ferme jusqu’au point redoutable où l’éducation de l’artiste fait place au caprice sans lois des forces naturelles en pleine lutte, il avait passé partout, il avait tout saisi. Celui qui viendra après lui ne poursuivra pas la route ; il lui faudra commencer, car son devancier ne s’est arrêté que là où s’arrête l’art[3]. »

  1. Cité par M. Ehrhard.
  2. Ibid.
  3. Ibid.