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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/215

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Devant le monument du maître, en ce village de Heiligenstadt où il l’avait connu, Grillparzer disait encore de lui : « Un homme s’avance d’un pas rapide (il est vrai que son ombre chemine avec lui). Un torrent veut arrêter son ardeur : il s’y jette et fend les Ilots, sort sur l’autre rive et reprend sa course indomptée. Arrivé au bord du rocher, il prend son élan ; de loin chacun tremble. Un bond, et voyez : il a sauté sain et sauf par-dessus l’abîme. Ce qui est difficile aux autres est un jeu pour lui. Le voilà déjà victorieux au but. Seulement il n’a point frayé de voie. Cet homme me fait songer à Beethoven[1]. »

Il est Beethoven lui-même, et, sous l’éloge et l’hommage que lui rend ici Grillparzer, M. Ehrhard a raison de sentir la réticence et l’insinuation. Du coureur que rien n’arrête, Grillparzer admire la hardiesse et la rapidité, mais l’ombre lui fait peur. Ce « point redoutable, » que le poète trop timide signale, il s’étonne, il s’afflige en secret que Beethoven fait franchi. En secret seulement, car Grillparzer ne se permit jamais d’avouer tout haut ses doutes ou ses craintes. Mais, pour lui, pour lui seul, il les exprima dans une note écrite en 1813 et conçue en ces termes :

« Fâcheuse influence de Beethoven sur l’art, malgré sa grande valeur, qu’on ne saurait estimer assez haut :

« 1° La première et principale condition qu’un musicien doive respecter, la finesse et la justesse de l’oreille, souffre de ses combinaisons risquées, ainsi que des hurlemens et des rugissemens de sons qu’il mêle trop souvent à ses œuvres.

« 2° Par ses bonds ultra-lyriques, l’idée de l’ordre et de l’unité dans une œuvre musicale s’élargit à tel point, qu’à la fin il n’y a plus moyen de l’embrasser.

« 3° Ses fréquentes infractions aux règles font croire que celles-ci ne sont pas nécessaires, alors que pourtant elles sont l’expression de la raison saine et libre de toute prévention et, comme telles, d’un prix inestimable.

« 4° La prédilection dont il est l’objet substitue de plus en plus au sentiment de la beauté la recherche de ce qui est poignant, violent, de ce qui ébranle et enivre : c’est là un change auquel, de tous les arts, la musique est celui qui trouve le moins son compte. »

  1. Cité par M. Ehrhard.