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ce n’est pas parce qu’elle avait quelque chose d’insolite et d’exceptionnel qu’elle pouvait être repoussée. Les visites de souverain à souverain sont à ce point fréquentes qu’elles sont devenues un peu banales ; mais celles d’un souverain au gouvernement d’une république, ou à un peuple qui vit en république, sont plus rares. On ne pourrait guère en citer comme exemple que celle que nous avons déjà reçue de l’empereur de Russie.

D’où vient cette différence ? Faut-il l’attribuer à de vieux préjugés contre la forme républicaine, préjugés qui seraient, en somme, assez explicables de la part d’un empereur ? Mais Nicolas II a suffisamment montré qu’il en était exempt. Moins que tout autre, il n’a d’ailleurs quoi que ce soit à redouter de la république : la Russie est si éloignée de nous de toutes les manières qu’aucune contagion ne saurait l’atteindre. Au reste, la République française ne songe qu’à ses propres affaires, respecte profondément la liberté d’autrui, et n’a plus désormais la moindre tendance à propager son principe hors de ses frontières. Sa seule prétention est d’être un gouvernement comme un autre, et d’être reconnue comme telle. Pourquoi donc a-t-elle été jusqu’à ce jour l’objet de visites royales ou impériales beaucoup moins nombreuses que d’autres puissances ? Cela tient sans doute à deux motifs, dont le premier est que rois et empereurs sont liés les uns aux autres par des relations de famille plus ou moins intimes qui les amènent naturellement à se rechercher et à se voir plus souvent, et le second que, jusqu’à ces derniers temps, la République n’avait pas d’alliés. Elle était non seulement seule de son espèce, mais encore tout à fait isolée en Europe. Il n’y avait, en vérité, aucune raison pour qu’un souverain vînt lui faire une visite officielle. La France avait beau être une très grande puissance, ses rapports avec les autres se passaient surtout en correspondance, sans prendre un caractère personnel : il devait en être autrement à partir du jour où elle avait une alliance, et où cette alliance avait été publiquement proclamée. Les ministres russes ont appris les premiers le chemin de notre pays ; les ministres français n’ont suivi que plus tard celui de la Russie. Enfin empereur et président se sont rendu mutuellement visite, au milieu de l’attention, et peut-être de l’étonnement de l’Europe, qui n’était pas habituée à ce spectacle. Dès lors, la glace était rompue ; la France était sortie de son isolement ; et on n’aurait pas très bien compris que l’empereur de Russie continuât d’aller visiter tel ou tel monarque étranger sans jamais revenir chez nous. Le fait n’aurait pas manqué d’être interprété dans un sens qu’on ne pouvait admettre ni