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matérielles ou morales dont elle ne parlera avec une entière liberté, sans dissimulation ni feinte, qu’à celui à qui elle se sera bientôt accoutumée « à dire tout. »

Celui-là, — elle ne l’avait pas encore trouvé durant la première année de son séjour à Paris — c’était Guizot. Leurs relations dataient de l’hiver de 1836 et d’un dîner chez le duc de Broglie où, placés à table à côté l’un de l’autre, ils avaient causé ensemble pour la première fois. Mais elles restaient encore peu fréquentes, subordonnées aux multiples incidens de leur existence réciproque, attendant pour devenir plus étroites et plus intimes que la confiance qui naît du temps et des circonstances eût fait son œuvre, et leur eût donné une base solide, indestructible. Un billet de Mme de Liéven à Guizot nous permet de préciser le jour où se noua définitivement leur amitié. Il porte la date du 24 juin 1839. Elle écrit : « Il y a deux ans aujourd’hui que nous sommes allés dîner à Chatenay et que nous en sommes revenus. Vous en souvenez-vous ? » C’est donc le 24 juin 1837 qu’ils ont prononcé l’un et l’autre les paroles qui lient « pour l’éternité. » Elles ont dû être solennelles et significatives, à en juger par le souvenir qu’en a gardé Guizot et que vient raviver, deux ans plus tard, une course qu’il fait, seul cette fois, aux lieux où elles ont été dites. « Chatenay était charmant, mande-t-il le 14 juillet à son amie. Je me suis donné le triste plaisir de refaire seul notre promenade. Mêmes allées, mêmes pas ! Ah ! que ne peut-on fixer sa vie à un moment de son choix ! »

Ce qui s’est passé entre eux, ces phrases brèves et discrètes ne nous autorisent pas à le raconter avec certitude. Mais il est du moins aisé de se le figurer. Invités à dîner à la campagne chez la comtesse de Boigne, ils se sont égarés ensemble dans le parc, avant ou après le repas, et là, seul à seul, ils se sont confessés l’un à l’autre la tristesse dont leur Ame est pleine. Que de mélancoliques aveux ils ont pu se faire ! La vie de chacun d’eux s’est déroulée avec des étapes douloureuses où il leur est loisible de revoir, quand ils y reviennent, l’amer faisceau de leurs illusions détruites et de leurs espoirs trompés, source intarissable de larmes. La princesse a perdu deux de ses enfans. De la mort du dernier, qui date d’hier, elle n’est pas consolée. De son existence conjugale rien de deux ni de bon ne lui est resté. Sous la brillante apparence de son passé s’est creusé un vide qu’elle sait ne pouvoir combler.