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Renversé du pouvoir depuis quelques mois, Guizot n’a pas de meilleures raisons pour être heureux. Déçu dans ses ambitions d’homme d’Etat, veuf de sa seconde femme, morte depuis peu, il pleure un fils chéri dont le trépas récent le torture encore et dont le souvenir, au jour anniversaire de son malheur, lui arrachera cette plainte émouvante : « Je n’ai vu aucune créature qui semblât créée à ce point pour plaire. Et c’est à moi seul qu’il a plu ! J’ai connu seul le parfum charmant de cette fleur. Il me semble que je l’aurais moins perdu si d’autres en avaient joui comme moi. » Telles sont donc les causes de la détresse morale à laquelle ils sont livrés et que, dès ce moment, ils ne se cacheront plus.

Elle s’aggrave encore du caractère irréparable que lui donnent les années qu’ils ont déjà vécues. M de Liéven a cinquante trois ans, Guizot cinquante. Ils croient n’avoir plus à espérer de l’avenir que des satisfactions du monde ou d’ambitions, bien insuffisantes, à l’âge qu’ils viennent d’atteindre, pour leur rendre ce qu’ils ont perdu. Rapprochés par la parité de leur infortune et après avoir gémi de leur isolement, ils en viennent à se dire que, peut-être, peuvent-ils beaucoup l’un pour l’autre, qu’une entière confiance entre eux, un contact plus fréquent, des rapports quotidiens ne seraient pas sans douceur. La princesse, à qui la solitude morale dans laquelle elle est plongée est encore plus intolérable qu’à Guizot, a probablement plaidé cette thèse avec plus de chaleur que lui.

— Pour franchir le cap des heures mauvaises, lui aura-t-elle dit, vous avez vos enfans, vos travaux, ce que la mort en traversant votre foyer y a laissé, vous avez vos ambitions politiques. Mais, moi, que me reste-t-il ? Je suis seule, toujours seule.

Voilà sans doute ce qu’ont entendu les arbres de Chatenay et sans doute aussi, est-ce ce soir-là que dans le mystère de leur ombre ou dans la voiture qui, le soir venu, l’a ramené à Paris-avec la princesse, Guizot, touché par ces accens, remué jusqu’aux entrailles par la pensée d’une âme à consoler, à relever, à guérir, a pris l’engagement qu’à peu de temps de là il lui rappellera en ces termes : « Souvenez-vous que la première parole qui nous a vraiment unis, c’est : Vous ne serez plus seule. »

Sûre d’avoir conquis ce bien précieux qu’est une fidèle amitié, Mme de Liéven n’était pas femme à ne s’y pas consacrer toute entière. Dès ce moment — nous sommes en 1837 — ses projets