Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/335

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

consacrait beaucoup à lui rendre compte des grands et menus faits de son existence quotidienne, à le renseigner sur les hommes et les choses du moment, allant de droite et de gauche pour se documenter. De là toute une suite de lettres charmantes et piquantes, » pailletées, comme dit Gréville, des pointes les plus délicates, « portraits et récits qui font de ces pages écrites d’après nature, de véritables pièces historiques, lesquelles, plus d’un demi-siècle après que se sont clos les événemens et éteints les acteurs, éclairent encore les uns et les autres d’une vive lumière C’est ainsi que le 12 juillet 1839, ayant rencontré Pozzo di Borgo, l’ancien ambassadeur de Russie à Paris, qui de 1815 à 1820, a tenu une si grande place dans les affaires de France, la princesse écrit :

« J’ai vu Pozzo, affreusement maigri, rétréci, rapetissé ; les yeux enfoncés dans un cercle de charbon, la parole chancelante, les épaules voûtées, les jambes ployées, les habits trop larges, l’esprit aussi chancelant que la parole. Nous causions seuls dans le premier petit salon de Mme de Boigne. Edouard de La Grange est entré. Il l’a pris pour le marquis de Dalmatie, lui a parlé du maréchal, puis M. de Lagrange passé, il m’a dit tout bas :

« — C’est bien le marquis de Dalmatie, n’est-ce pas ? en homme qui doute de lui-même.

« Pourtant il m’a parlé longtemps de la dernière affaire à Londres, de ses conversations avec lord Melbourne et lord Palmerston, de tout ce qu’il leur avait dit sur la nécessité de maintenir la paix, tout cela très nettement, très spirituellement comme par le passé, avec verve dans l’imagination en même temps qu’avec faiblesse et trouble dans le langage. Puis en finissant :

« — C’est une campagne de vétéran. Un autre hiver à Londres me tuerait. »

Quatre jours après, c’est encore Pozzo qui fait les frais de sa lettre. « J’ai vu Pozzo deux fois hier, le matin chez lui, le soir chez Mme Appony. Chez lui nous avons très bien causé, lentement, sans bruit. Il ne faut pas que le vent souffle et que le feuillage tremble. Mais à la condition du calme et du silence autour de lui, le rossignol chante encore. Chez Mme Appony, il avait dîné, il était fatigué ; on remuait dans le salon, la mémoire lui manquait comme la parole. On doit lui mettre aujourd’hui un vésicatoire et des ventouses. Je lui ai demandé qui était son