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d’intrigues, se marie également au-dessous de son rang. Il avait reçu le titre à la mort de son oncle, Cumberland-le-boucher. Le premier Cumberland était un mauvais soldat (ses états de service se composent de trois défaites et d’une capitulation), mais c’était un soldat. Le second n’est qu’un viveur aux goûts ignobles, lâche, malfaisant et jaloux. Pour se venger d’avoir été exclu de la cour, lui et l’intrigante dont il avait fait sa femme, il se donne pour tâche de corrompre l’héritier du trône, et sa digne compagne laide dans cette mission. Il lui apprend à boire ; elle lui apprend à jouer. Ne lui donna-t-elle pas encore d’autres leçons ?

A seize ans, George, prince de Galles, est délicieux à voir. Une forêt de cheveux blonds soyeux encadre un suave et idéal visage qu’éclairent deux yeux tendres, ardens, lumineux. Il a le charme du jeune homme et celui de la jeune fille ; c’est la plus parfaite incarnation du Chérubin de Beaumarchais. On raconte qu’il est tombé amoureux de Mary-Ann-Robinson qui joue à Drury-Lane le rôle de Perdita, dans un des plus fameux drames de Shakspeare. Lord Maldon se charge de toutes les démarches nécessaires, s’entend avec le mari, car il y a un mari. Rendez-vous nocturne, promenade sur la Tamise. Toute 1 Angleterre s’intéresse aux amours de Florizel et de Perdita, à ces amours que Shakspeare inspire et protège. Elle apprend avec transport que ses deux favoris, le prince et l’actrice, sont dans les bras l’un de l’autre. La colère du roi et de la reine n’ajoute qu’un trait de plus à cette adorable aventure.

Cet adolescent exquis, vers lequel se précipitaient tous les cœurs, était un misérable sans âme et sans cervelle, qui passa sa vie à trahir les hommes et les femmes, les affections et les principes. Thackeray nous assure qu’on ne peut rien dire de lui parce qu’il n’a rien fait et n’a rien été. Pour le drôle insigne qui fut George IV, ce serait vraiment s’en tirer à bon compte. D’abord il n’est pas exact de dire qu’il n’a rien fait. Il a inventé un cirage pour les souliers qui est, peut-être, encore dans le commerce. D’ailleurs on est « quelque chose » quand on est parjure, escroc, faussaire et bigame. Or, le « premier gentilhomme de l’Europe » (comme il se faisait ou se laissait appeler) a été tout cela. Trois fois la nation a payé ses dettes et trois fois il a acheté cette faveur, après l’avoir mendiée, soit par des mensonges étayés de documens forgés, soit par des sermens qu’il n’a pas tenus.