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toujours errant, est vaguement pressenti par la masse, plutôt qu’elle n’arrive à le distinguer nettement ; mais avec l’air de regarder moins haut, elle voit plus loin, plus à fond ; peu soucieuse de philosopher, elle est née psychologue, ce qui vaut mieux ; pour elle, le conflit entre le patriotisme et l’humanitarisme se ramène à une lutte entre le sens social et l’individualisme déguisé, entre l’esprit de dévouement et l’esprit d’égoïsme ; elle n’est pas dupe des humanitaires ; ils incarnent, à ses yeux, l’un des artifices qu’emploie le vice pour rendre hommage à la vertu… et pour se dispenser de la pratiquer. La foule a-t-elle tort ?

M. Etienne Lamy s’inquiétait ici même, il y a sept ans, d’une série de livres « outranciers, » où des romanciers réalistes se piquaient de mettre à nu les plaies cachées de l’organisation militaire et prenaient un morbide plaisir à les envenimer à force d’y promener leur scalpel. On entrevoyait, dès 1894, que si la servitude du militarisme, dénoncée par ces écrivains, leur en faisait oublier la grandeur, c’est que cette servitude avait choqué surtout, en eux, une certaine indolence d’agir et un aristocratique besoin d’inégalité. Le temps et l’audace aidant, ils ont mis leurs âmes à nu ; et si laides soient-elles, il nous faut regarder.

J’ouvre le plus récent de ces livres, qui, si j’en crois la préface, signée d’un de nos antimilitaristes les plus qualifiés, est « plus qu’un livre, un acte social. » Voilà certes un beau mot, et j’attends un réquisitoire, généreux ou s’en donnant l’apparence, contre les abus, réels ou supposés, dont toute institution terrestre traîne avec elle le cortège. Détrompons-nous : cet « acte social » n’est rien plus qu’un acte de haine contre le peuple et contre la démocratie, qu’un long geste de répulsion et de dégoût, qu’adresse à ses camarades de caserne, en guise d’adieu, un dilettante lassé de leur frottement. Ce qui l’irrite et l’exaspère durant son armée de caserne, c’est qu’il a pour camarades des faubouriens et des paysans, rustres pour tout de bon, grossiers sans morbidesse, brutaux sans raffinement, faisant l’amour sans érotisme. Un rêveur voluptueux et distingué se réputé déclassé, lorsque la caserne l’oblige à de pareils contacts. « Etre libre, pouvoir travailler, sortir, jouir du soleil, des fleurs, des paysages, et, la nuit, des femmes décolletées, des soies, des satins, des couleurs, des parfums ! » Tel est, au sortir de la caserne, le cri de soulagement de l’ « intellectuel » émancipé ; et comme l’égoïsme débridé confine à l’anarchisme : « Je suis libre, continue-t-il, nul