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ne peut plus me commander. Je suis civil, civil ! je suis plus que toi, capitaine, et je… » Un gros mot survient ici, qu’il ne prodigue pas, j’espère, à sa « chère maîtresse adorée » ; mais si c’est être civil — oui, civil ! comme il le répète en un accès de haine essoufflée contre rétablissement militaire — si c’est être civil que de jouir de la vie sans contrôle et sans frein, qu’il nous soit permis de préférer la caserne actuelle, telle qu’elle le choque, à la cité future, telle que sans doute il la veut.

Libre à lui, pourtant, de reprendre les rêves d’aristocratie intellectuelle où se fatiguait la vieillesse d’Ernest Renan, tout comme il emprunte à l’auteur de la Vie de Jésus, pour en faire l’épigraphe de son livre, ce propos qui mérite mémoire : « Je n’aurais pas été soldat ; j’aurais déserté ou je me serais suicidé. » Mais ce qu’on ne peut se défendre de trouver étrange, et ce qui nous amène vraiment à nous demander de qui l’on se raille, c’est que depuis trois ans nos Universités populaires, nos groupemens d’éducation « démocratique, » en instituant pour leurs auditeurs des conférences « antimilitaristes, » offrent à des raffinés et à des blasés ce suprême plaisir de faire applaudir par de braves gens du peuple — de ce peuple qui leur répugne — les nausées qu’à la caserne ce peuple leur a données. Ils abhorrent, dans la caserne, cette camaraderie qui est l’expression militaire de l’idée de fraternité ; et vous les voyez, redevenus civils, s’ingénier à colorer leur rancœur à l’aide d’argumens anthropologiques, évolutionnistes, sociologiques, politiques.

Ils citeront M. Bancel, l’un des fondateurs de la Coopération des Idées, qui explique que « le service militaire est une sélection à rebours et la cause de la dégénérescence humaine ; » ou bien ils concluront avec M. Hamon que la profession militaire est une preuve de la descendance sauvage, que l’officier est amené « à une anesthésie morale qui se complique souvent d’analgésie physique, » et que le métier des armes déforme l’homme jusqu’à en faire une brute et le chef jusqu’à en faire un monstre ; ou bien encore ils demanderont à M. Ferrero et à M. Colajanni les dernières hypothèses de l’anthropologie lombrosienne. Tolstoï, aussi, vient à la rescousse ; c’est une belle âme, qu’on aime à mettre en avant ; mais comme il allègue des incompatibilités entre le christianisme et le port des armes, on lui donne bientôt congé, d’abord parce qu’on se soucie peu du christianisme, et puis parce qu’en 1889, avant de s’être aperçu que le sac est