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le ciel l’imposante apparition, pour l’aborder par le pied et bien juger de sa masse, il faut prendre dans la vallée le chemin qui longe la rive droite de la Sarthe, jusqu’au bac du passeur. Cet homme me parla tristement de sa ruine prochaine. Le voiturier m’avait tenu même langage. Leur désolation était partagée, disaient-ils, par les pêcheurs, les lavandières, tout le petit peuple qui travaillait sur les rives, à l’ombre de la muraille géante. — À quoi pense donc le gouvernement ? — ajoutaient-ils. Ils disaient cela sans révolte, avec la soumission timide du Français rural ; résignés à recevoir les maux, comme les biens, de cette puissance occulte, inéluctable, le gouvernement.

Toute sévère et rude sous sa face moderne, forteresse en défense contre qui vient du bord de l’eau, l’abbaye est de mine engageante et d’accès facile à qui s’y rend par la grand’route du haut pays. Le portail s’ouvre sur l’église et sur des bâtimens du XVIIIe siècle. Rien de rébarbatif ni de monacal dans cette partie où l’on a respecté la disposition de l’ancien prieuré. Un corps de logis de style Louis XV donne sur une grande terrasse aménagée en jardin à la française. Les parterres et les plates-bandes s’égaient d’une profusion de fleurs : locus refrigerii, lucis et paris ; palier charmant, mis entre le cloître et le monde, et par où monte jusqu’aux reclus quelque chose des joies terrestres. De ce belvédère, le regard embrasse le panorama de la vallée, le long ruban sinueux des eaux fuyantes, les collines boisées, Sablé et son château.

Est-ce un effet de la lumière propice, à la fois si vive et si sereine, qui enchante aujourd’hui cet horizon ? La vallée et le lieu d’où je la regarde me remémorent la plaine de Campanie, vue des terrasses plus âpres du mont Cassin. Mêmes suggestions du monde subalterne à ces mêmes religieux qui s’élèvent pour le fuir. L’aire spirituelle des cénobites était plus haute, au-dessus de San Germano ; mais la caresse du printemps italien arrivait jusqu’à leur retraite, avec l’arôme des myrthes et des pêchers en fleur. Sous les peupliers de la Sarthe comme sous les oliviers du Liri, la nature rit et séduit ; ses voix lointaines rappellent de même ceux qui se penchent sur son vide. Ainsi que leurs frères de l’Apennin, ils aperçoivent de cette terrasse les royaumes tentateurs : tout l’en-bas quitté pour jamais, deux à revoir aux heures de relâche, comme un matin de vie vers lequel on se retourne le soir.