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forces, ce serait le fait d’un tyran imbécile, si ce n’était point une façon détournée de leur dire : Partez.

Ils partent. Leurs sœurs de Sainte-Cécile les imitent. Vingt-cinq de ces pauvres filles, les avant-courrières de l’exil, quittaient ce matin la gare de Sablé au moment où j’y entrais. L’abbé de Solesmes recevra encore dans son église la profession d’un novice, officier promu sous le feu ; puis, il sortira de sa maison, le dernier, emmenant sur les chemins le reste de son troupeau. Au jour où paraîtront ces lignes, la grande ruche de Solesmes, relevée et repeuplée par des miracles d’énergie, sera retombée dans l’état d’abandon qui tirait des larmes au jeune Guéranger, lorsqu’il y venait prier dans la solitude des ruines. On n’y entendra plus que le triste appel des corbeaux de saint Benoît, ces oiseaux apportés ici des rochers de Subiaco, et qu’on nourrit dans le monastère en souvenir de la légende du fondateur.

Je regarde encore une fois ces hommes éprouvés. Absorbés dans leur prière accoutumée, ils oublient les tracas du monde ; ou s’ils y pensent, c’est avec la confiance courageuse et la tranquille dignité peintes sur leurs visages. Je regarde leur assemblée imposante, dans les stalles du chœur, je me souviens, et je ne puis me défendre d’un rapprochement avec une autre assemblée que je connais trop bien. Il ne m’est pas difficile d’imaginer la séance où l’on vota leur condamnation ; elles se ressemblent toutes. Je revois l’inénarrable tohu-bohu, l’affairement bruyant et sans but, les faces contractées par la passion ou tourmentées par l’incertitude, le jaune crépuscule où gesticulent des silhouettes hagardes : j’entends les paroles furibondes, les doucereuses, les ineptes, et pis encore, celles qui ne sont pas dans le cœur et bavent lâchement des lèvres. L’instant du vote est venu, l’instant de la grande angoisse pour la plupart : les mains tremblantes hésitent sur les bulletins, les yeux perdus « regardent leurs circonscriptions, » les cervelles supputent ce qu’il en coûtera de voter pour ou contre la justice. Le vote est rendu, salué par des cris de haine, des explosions de joie sauvage, des ricanemens ; par des murmures de regret et des récriminations piteuses, chez plusieurs de ceux qui l’ont rendu…

Je compare les deux assemblées, le camp des vainqueurs et celui des vaincus. Si les visages des hommes sont vraiment des livres où se lit quelque chose de leurs âmes, si l’accent de leur parole trahit l’énergie ou la faiblesse de ces âmes, si nous ne