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sommes pas déçus par tout ce qui révèle des êtres libres et fiers, par tout ce qui les distingue de leurs contraires, — c’est ici, je ne veux pas dire autre chose, qu’un peintre viendrait chercher ses modèles pour représenter un Sénat respectable.

Les différences si tranchées des deux camps suggèrent d’autres réflexions. J’ai écarté de ces pages toutes les considérations d’ordre mystique. J’essaye de voir les moines et leurs adversaires aux seules clartés de la raison, de l’expérience humaine, des vérités philosophiques sur lesquelles toutes les intelligences et toutes les consciences sont d’accord. Si ces évidences intimes ne nous trompent pas, si les enseignemens de la philosophie et de l’histoire méritent quelque créance, les vaincus ont sur leurs vainqueurs une supériorité dynamique dont l’effet est inévitable. Leur volonté disciplinée et durable aura le dernier mot. Ils sont errans et dépouillés aujourd’hui, réduits malgré eux à la condition des gyrovagues, de ces moines vagabonds que la Règle traite assez mal. Mais leurs persécuteurs ne s’élèvent guère au-dessus des sarabaïtes, définis par saint Benoît dans la catégorie précédente : « Sorte de moines qui ne sont éprouvés par aucune règle, ni par les leçons de l’expérience, comme l’or est éprouvé dans la fournaise, et semblables plutôt à la molle nature du plomb… Ils ont pour loi leur désir ; ce qu’ils pensent, ou ce qu’ils préfèrent, ils le disent saint ; ce qui ne leur plaît pas, ils trouvent que ce n’est pas permis. »

Les gyrovagues accidentels l’emporteront sur les sarabaïtes. Ils rentreront dans leur cher Solesmes, parce qu’ils le veulent, comme y est rentré le pauvre abbé Guéranger, parce qu’il l’a voulu ; toute l’explication humaine des miracles tient dans ce mot. Nous entendrons de nouveau leur belle prière sous les blancs arceaux du chœur ; et si les jours futurs devaient devenir intolérables, comme le furent ceux où la civilisation romaine s’écroulait sous la poussée barbare, — tout se répète, tout arrive, tout finit, — le monde aurait encore cette consolation, célébrée par Voltaire, « qu’il y ait des asyles ouverts à tous ceux qui veulent fuir les oppressions du gouvernement goth et vandale. »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.