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la vigne. Tout en agitant chez ses maîtres, à l’heure des repas, au moyen d’une poulie, les vastes éventails de papier qui servent de chasse-mouches, il tendait une oreille attentive aux conversations. Les blancs ne faisaient pas grande chère ; « peut-être sentaient-ils plus que leurs nègres les privations imposées, car on pouvait toujours trouver sur les terres le maïs et la viande de porc, nourriture habituelle des esclaves, tandis que le café, le thé, le sucre et bien d’autres délicatesses manquaient, le commerce étant interrompu. Les propriétaires de la plantation se trouvaient réduits à user de blé d’Inde grillé et d’un peu de mélasse noire comme simulacre de café. »

Ils souffraient de bien des manières et leurs esclaves les plaignaient, loin d’avoir contre ces dépossédés des sentimens de haine. Par la suite, beaucoup de nègres se dévouèrent volontairement aux maîtres appauvris. Booker Washington indique d’un trait juste et sincère ce mélange d’attachement tenace aux personnes et d’aspirations ferventes vers la liberté. Ce dernier sentiment s’exhalait en chants religieux auxquels les événemens prêtaient un sens nouveau ; il ne s’agissait plus d’être délivrés dans le ciel, mais sur la terre. Et cependant, tout en sachant que les soldats du Nord luttaient pour cette délivrance, ils gardaient contre eux comme des chiens fidèles les femmes et les enfans confiés à leurs soins en l’absence du maître. Il aurait fallu passer sur le cadavre de l’esclave avant d’atteindre la dame, la maîtresse sur laquelle il veillait dans la grande maison, d’où les hommes étaient partis pour aller se battre. S’ils donnaient aux soldats Yankees en train de réquisitionner le pays, abri et nourriture, ils ne leur eussent jamais livré le secret des cachettes où étaient enfouis l’argenterie, les bijoux, les objets précieux appartenant à la famille. Le maître était-il tué, on le pleurait ; le rapportait-on blessé, il était soigné avec tendresse par ces mains noires qui peut-être l’avaient servi dès son enfance. Pourtant on n’a jamais rencontré de nègre qui regrettât l’esclavage ou qui eût voulu y retourner. Lorsque le jour de l’émancipation arriva, prévu par tous, car depuis des mois la liberté était dans l’air, ce fut une joie indicible. Washington raconte comment les choses se passèrent sur la plantation dont il faisait partie :

« De bonne heure, ordre fut envoyé à tous les esclaves, jeunes et vieux, de se réunir à la grande maison. J’y allai avec les jeunes ; la famille du maître attendait sur la véranda, les uns