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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/770

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debout, les autres assis ; ils pouvaient voir tout ce qui allait se passer et entendre ce qu’on dirait. Leurs visages exprimaient un intérêt profond et de la tristesse, mais ni colère, ni amertume. Il ne me parut pas à ce moment-là que leur plus grand regret fût celui de perdre leur propriété ; ils s’affligeaient surtout de perdre ces gens qu’ils avaient élevés, qui de bien des manières leur tenaient de près. Ce que je me rappelle le plus nettement, c’est qu’un étranger, un officier des États-Unis sans doute, prononça un petit discours, puis nous donna longuement lecture de ce qui devait être l’acte d’émancipation. Après quoi, il nous dit que nous étions tous libres, que nous pouvions aller où bon nous semblait. Ma mère, qui se tenait près de moi, embrassa ses enfans ; de grosses larmes coulaient sur ses joues. Pendant quelques instans ce furent des cris d’allégresse sauvage, de bruyantes actions de grâce, mais les nègres n’avaient pas eu le temps de retourner à leurs cases que déjà le premier enthousiasme se changeait en préoccupation. Quelle responsabilité que d’être libres, d’avoir à se suffire ! Qu’on imagine un enfant de dix à douze ans jeté soudain sans protection dans le monde. Il s’agissait de se créer un foyer, d’exercer un métier, d’établir et de soutenir une église, de devenir des citoyens. En quelques heures on les avait mis en face de toutes les grandes questions que la civilisation s’efforce de résoudre depuis des siècles. Comment le quartier des esclaves ne serait-il pas tombé très vite dans la tristesse et le silence ?… Il y avait là des vieillards, incapables désormais de gagner leur vie. Un à un, furtivement d’abord, ceux-là retournaient à la grande maison pour causer à voix basse de l’avenir avec leurs anciens maîtres. »

Par la suite, Booker Washington devait poser la question de l’esclavage de cette façon large et précise : « Il n’y a pas lieu de le reprocher à la population blanche du Sud ; aucune section du pays ne fut absolument responsable de l’avoir introduit ; en outre, il a été reconnu et protégé pendant de longues années par le gouvernement général. Une fois ses tentacules enfoncés dans la vie économique et sociale de la République, il était très difficile de s’en débarrasser. Lorsque, écartant les préjugés et les rancunes, nous regardons les faits bien en face, nous reconnaissons que, malgré la cruauté, malgré l’immoralité profonde de cette institution, les dix millions de nègres américains sont dans de meilleures conditions matérielles, intellectuelles et religieuses qu’un