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attribuées à l’évolution sémantique du français[1]. Enfin l’étude des sens d’un mot latin permet souvent de dire si le mot français a été pris du latin directement ou par l’intermédiaire d’une autre langue romane. Qu’on me permette de donner ici des exemples de ces divers cas, pour montrer que la partie latine de l’étymologie, — et je pourrais en dire autant de la partie germanique, — aurait gagné à être traitée avec plus de détail, et, si elle l’avait été, aurait parfois modifié la partie proprement française.

Au mot sein, nous lisons à l’étymologie : « Du lat. sinum, m. s. ; » puis, comme sens : « Vieilli. Courbure, d’où I. (Marine). Partie de la voile arrondie par le vent qui la gonfle ; 2. (Géogr.). Sinuosité du rivage. II. 1° Partie du corps humain qui est entre les deux bras et porte les mamelles ; 2° Mamelle de la femme ; 3° Partie du corps où la femme porte l’enfant. » Le sens I, qui se retrouve en latin, semble être seul héréditaire en français et avoir engendré le sens II avec ses trois subdivisions. Or, il n’en va pas ainsi. Le sens I, tout « vieilli » qu’il soit, n’est en français qu’un latinisme : les géographes qui ont dit « le sein Persique » ont simplement calqué le sinus Persicus du latin, et le « sein » d’une voile n’est également que la reproduction du latin sinus. Le mot n’est vraiment héréditaire en français qu’au sens II, 1° ; les sens 2° et 3° sont des euphémismes qui se sont développés, en français même, à une époque relativement récente.

Au mot tourner, on lit : « Du latin tornare, façonner au tour. » Et de là sortent les divers sens français, divisés en deux séries, suivant que le verbe est transitif comme en latin, ou est devenu intransitif. Cette dernière évolution et l’extension si frappante qu’a subie le sens général du mot semblent donc s’être opérées en français. Mais, si nous comparons les autres langues romanes, nous voyons que toutes, comme le français, emploient le verbe d’une façon absolue et lui donnent le même sens. Il suit de là que ces deux changemens dans l’emploi de tornare, si restreint en latin classique, s’étaient produits dans le latin parlé déjà sous l’Empire. Il y a une sémantique, comme il y a un vocabulaire, du latin vulgaire ; des rapprochemens de ce genre, — que le dictionnaire fait d’ailleurs souvent lui-même, — permettront de la constituer.

  1. Les auteurs en ont bien eu le sentiment : voyez ce que dit la préface sur les sens latins et français du mot gratia-grâce (qui est d’ailleurs emprunte et non héréditaire) ; mais ils n’ont que bien rarement poussé aussi loin l’analyse.