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Combien de fois votre homme ne m’a-t-il pas rappelé ces vieux pédans en us, dont il aime les divagations babillardes et puériles, et qu’il cite volontiers quand il ne préfère découper quelque « canard » dans la presse anglaise ou française à l’appui de ses rêveries ! Vous souvient-il de cette anecdote joyeuse du temps passé ? La docte Allemagne s’émut vivement jadis à la nouvelle qu’un enfant était né en Silésie pourvu d’une dent d’or. Les traités in-folio se succédèrent pour éclaircir ce cas singulier ; un brave savant allait jusqu’à voir là un miracle envoyé par le ciel clément à la chrétienté malheureuse, afin de lui faire oublier les succès terrifians des Turcs. On reconnut enfin que la rumeur était fausse. Au vrai, Schopenhauer est de cette lignée.

— Vous blasphémez ; et je ne vous suivrai pas sur ce terrain, qui n’est pas celui de notre discussion actuelle. Je poursuis donc ma démonstration : si Schopenhauer admet que la Volonté, principe de l’être, après avoir quitté un mort, rentre tôt ou tard dans un vivant, il semble que, à son avis, ce soit dans un vivant de la même espèce. Car, avouons-le, il n’avait pas prévu Darwin et nos idées actuelles sur l’espèce. A ses yeux, comme à ceux de Platon, l’un de ses maîtres, les limites en sont tracées pour l’éternité de la façon la plus rigide. La réalité métaphysique n’existe même que dans l’espèce éternelle, dont les individus finis et passagers ne sont que le reflet. Vous reconnaissez la théorie du Logos, de l’idée platonicienne. Par exemple, dira notre philosophe, « les lions qui naissent et meurent sont comme les gouttes d’une chute d’eau, mais la Léonité, l’Idée ou forme du Lion, est semblable à l’arc-en-ciel qui repose immuable sur ces gouttelettes fuyantes. » Et encore : « Dans le regard de l’individu étincelle le calme de l’Espèce, qui ne se sent ni atteinte ni émue par la mort de ses représentais périssables. » En résumé, tous les êtres aujourd’hui vivans ont remplacé ceux du passé, et contiennent à proprement parler le noyau de tous ceux qui vivront par la suite. Par conséquent tous ces vivans futurs sont déjà présens en quelque sorte, de même que leurs ancêtres ne sont point passés en réalité. Et tout animal que nous voyons marcher dans sa force semble nous crier : « Pourquoi te plains-tu de la brièveté de la vie ? Je sais, moi, que je ne pourrais être présent, si tous ceux de mon espèce qui furent avant moi n’étaient morts ? »

Remarquez-le, cette doctrine transcendante, c’est celle de la migration des âmes, épurée et sublimée en quelque sorte. Car le