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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/943

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électriques, éclairant le dépôt de marchandises, où se fait le gros trafic de grains du Nord.

— Ceci est l’œuvre des diables ! — dit le lama, reculant devant les ténèbres avec leur creux écho, le reflet vague des rails parmi les quais maçonnés, et, au-dessus, l’écheveau fantastique des traverses de fer. Il se trouvait dans un énorme hall, pavé, lui semblait-il, de morts en linceul : des passagers de troisième classe, qui avaient pris leurs billets le soir, et dormaient là en attendant le train. Car chacune des vingt-quatre heures du jour vaut les autres, pour les Orientaux, et leurs procédés de locomotion sont réglés en conséquence.

— Voici où arrivent les voitures de feu ! Mais il faut aller d’abord derrière ce trou, — et Kim désignait du doigt les guichets, — où l’on te donnera un papier pour te conduire à Umballa.

— Mais nous allons à Bénarès ! répondit vivement le vieillard.

— N’importe ! mais vite, les voici qui arrivent !

— Toi, prends la bourse !

Le lama, malgré l’expérience des trains qu’il se piquait d’avoir, fit un saut en arrière lorsque le train de 3 heures 25 du matin se rua dans la gare. Les dormeurs, au même instant, ressuscitèrent, et tout le hall se remplit de cris et de rumeurs, appels des marchands d’eau et de sucreries, invectives des policiers indigènes, hurlemens aigus des femmes ramassant leurs paniers, leurs enfans, et leurs maris.

— C’est le train, rien que le te-rain ! Et tu n’as pas à craindre, il ne viendra pas ici ! Attends-moi ! Ebahi de l’immense simplicité du lama, qui lui avait mis en main un petit sac plein de roupies, Kim courut au guichet, demanda et paya un billet pour Umballa. Un employé endormi lui jeta, en grommelant, un billet pour la première station, à peine éloignée de six milles.

— Ah ! mais non ! — dit Kim, rendant le billet. — Ce jeu-là peut servir pour les fermiers, mais moi, je demeure dans la cité de Lahore ! Tout de même, c’était bien fait, babu ! Mais maintenant, vite, le billet pour Umballa ! Le babu, en grommelant, donna, cette fois, le billet qu’il fallait.

— Et puis encore un autre pour Amritzar ! — dit Kim, qui n’avait aucune envie de dépenser son argent à payer le prix complet de son voyage jusqu’à Umballa. — Cela coûte tant : tu as à me rendre tant et tant. C’est que, vois-tu, je connais les habitudes du te-rain !

— Ah ! — dit-il ensuite gaîment au lama, toujours ahuri, — jamais un yoghi n’a eu autant que toi besoin d’un chela ! Sans moi, ils t’auraient flanqué dehors à la station prochaine ! Par ici ! viens ! — et il lui rendit l’argent, ne gardant pour lui qu’un anna par roupie sur le prix du billet d’Umballa, à titre de commission, — l’immémoriale commission de l’Asie.

Le lama hésitait, devant la portière ouverte d’une voiture de troisième classe.

— Ne ferions-nous pas mieux d’aller à pied ? risqua-t-il timidement.

Un gros artisan Sikh montra, par la portière, sa tête barbue.

— Est-ce qu’il a peur ? N’aie pas peur ! Je me rappelle le temps où, moi aussi, j’avais peur du train. Entre ! Tout cela est l’ouvrage du gouvernement !