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— Je n’ai pas peur ! dit le lama. Avez-vous de la place pour deux personnes ?

— Il n’y a pas de place même pour une souris ! — gémit, d’une voix perçante, la femme d’un riche cultivateur, un Jat hindou du district de Jullin-dur. — Ah ! ces trains de nuit ne sont pas aussi bien organisés que ceux de jour, où les deux sexes sont forcés de se mettre dans des voitures différentes.

— Oh ! mère de mon fils, nous pouvons faire de la place ! dit le mari en turban blanc. Tu n’as qu’à ramasser l’enfant. C’est un saint homme, vois-tu ?

— Et mes paquets, mes soixante-dix fois sept paquets ! Voudrais-tu donc le faire asseoir sur mes genoux, éhonté ? Mais tous les hommes sont comme ça ! — Et elle regarda autour d’elle, pour être approuvée.

— Entrez ! entrez ! — criait un gros usurier hindou, son livre de comptes sous le bras. Et il ajoutait, à l’adresse de ses voisins, avec un sourire huileux :

— C’est bien d’être bon pour le pauvre !

— Oui, à sept pour cent par mois, avec un gage, sur le veau à naître ! — répondit un jeune soldat Dogra, se rendant en congé ; et tous éclatèrent de rire.

— Est-ce que cette machine va voyager jusqu’à Bénarès ? demanda le lama.

— Bien sûr ! Sans cela, que ferions-nous ici ? Mais entre vite, ou bien on nous laissera sur le quai ! cria Kim.

— Voyez donc ! — fit une jolie fille galante d’Amritzar. — Il n’est jamais entré dans un train ! Voyez-le donc !

— Je vais t’aider, père ! — dit le cultivateur, étendant une large main brune et hissant le lama. — Voilà qui est fait !

— Mais… je m’assois sur le plancher ! C’est contre la règle de s’asseoir sur un banc ! dit le lama.

— En vérité, commença l’usurier en pinçant les lèvres, il n’y a pas une règle de la vie droite que ces trains ne nous fassent rompre ! Nous nous y asseyons, par exemple, avec toutes les castes, et tous les métiers.

— Oui, et même avec les plus éhontés ! — dit la femme du cultivateur, tournant un regard indigné sur la fille d’Amritzar, qui lançait des œillades au jeune soldat.

— Je l’ai bien dit, que nous pouvions aller en chariot, par la grande route ! — fit le mari ; — et nous aurions économisé de l’argent !

— Oui, et dépensé le double, en chemin, pour manger ! reprit la femme. Mais je te l’ai déjà répété cent mille fois !

— C’est vrai, et avec cent mille langues ! — grogna le mari.

— Que ferions-nous, pauvres femmes, si nous ne pouvions pas parler ? Mais j’oubliais que ceci est une espèce d’homme qui n’a le droit ni de regarder une femme, ni de lui répondre ! — car le lama, contraint par sa règle, ne faisait aucune attention à elle. — Et son disciple, est-il comme lui ?

— Non, mère, — s’empressa de répondre Kim, — non, lorsque la femme est de bonne figure, et, surtout, charitable à l’affamé !

— Et où vas-tu ? demanda la femme, après avoir tiré d’un paquet graisseux, et tendu à Kim, la moitié d’un gâteau.