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— Tout droit à Bénarès.

— Des jongleurs, sans doute ? — suggéra le jeune soldat. — N’aurons-nous pas quelques tours, pour tuer le temps ? Pourquoi l’homme jaune ne répond-il pas ?

— Parce que c’est un saint homme, — dit Kim, résolument, — et parce qu’il pense à des choses qui te sont cachées.

— C’est bien possible ! Nous autres, des Loodhiana Sikhs, — il déroulait ces deux mots pompeusement, — nous ne nous troublons point la tête pour la doctrine. Nous combattons !

— Le fils du frère de ma sœur est caporal dans ce régiment, dit l’artisan, d’un ton tranquille. Il y a aussi, là-bas, quelques compagnies Dogra.

Les yeux du soldat s’allumèrent, car un Dogra est d’une autre caste qu’un Sikh ; et l’usurier ricana.

— Pour moi, je les aime autant les uns que les autres, dit la fille galante.

— Ça, je n’ai pas de peine à le croire ! répliqua, avec malice, la femme du cultivateur.

— Non, — reprit la fille en regardant autour d’elle, doucement, — mais je veux dire que tous ceux qui servent le Sirkar ne forment, en quelque sorte, qu’une seule grande caste : le régiment. N’est-ce pas ?

— Mon frère est dans un régiment Jat ! — dit le cultivateur. — Mais les Dogras aussi sont de braves garçons.

— C’est en tous cas l’opinion de tes Sikhs ! — répondit le soldat, avec un sourire dédaigneux. — C’était l’opinion de tes Sikhs lorsque nos deux compagnies sont venues à leur secours, il n’y a pas trois mois, au Pirzai Kotal, en face de huit étendards Afreedee.

Et il raconta l’histoire d’un engagement, sur les frontières, où les compagnies Dogra des Loodhiana Sikhs s’étaient vaillamment comportées. La fille galante d’Amritzar souriait, car elle savait que l’histoire n’avait d’autre objet que son approbation.

— Hélas ! — dit enfin la femme du cultivateur. — Ainsi leurs villages ont été brûlés, et leurs petits enfans faits orphelins ?

— Parfaitement, et ils ont encore eu à payer une grosse somme après que nous autres, les Sikhs, leur avons donné cette leçon. Est-ce que nous arrivons à Amritzar ?

— Oui, et c’est ici qu’on vient timbrer nos billets ! dit l’usurier, fouillant dans sa ceinture.

La lumière des lampes commençait à pâlir lorsque le contrôleur demi-caste entra dans le wagon. Le contrôle des billets est une opération très lente, en Orient, avec l’habitude qu’y a le peuple de cacher ses billets dans toute sorte d’endroits extraordinaires. Kim produisit son billet, et l’employé lui ordonna de descendre.

— Mais je vais à Umballa ! protesta-t-il. J’accompagne ce saint homme !

— Tu peux aller au diable, si bon te semble. Ce billet n’est que pour Amritzar. Hors d’ici !

Kim éclata en un flot de larmes, affirmant que le lama était son père et sa mère, qu’il était le bâton de vieillesse du lama, que celui-ci mourrait, privé de ses soins.