Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/951

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les méprise trop pour pénétrer leurs âmes ; et c’est un défaut qui, tôt ou tard, ne peut manquer de nuire à la gloire de son œuvre.

Encore, ne connaissant point les âmes des indigènes de l’Inde, avons-nous de la peine à nous rendre compte de ce qu’il y a en elles qu’il n’a pas su voir. Mais son mépris l’aveugle, au même degré, sur des races européennes qui nous sont plus familières ; et rien n’est plus choquant pour un lecteur étranger, ni plus ridicule, par exemple, que la scène où Kim, le lama et le babu rencontrent deux voyageurs, un Russe et un Français, qui tous deux, sous prétexte de chasse, sont en train de « commettre une faute contre l’État anglais. » Ces deux voyageurs sont en effet signalés comme des agens politiques, en correspondance avec des rajahs des provinces du Nord. Et M. Kipling commence par nous laisser sentir l’indignation que lui inspire leur ignominie. Après quoi il nous les montre accueillant, sur leur route, le babu Hurree Mokerjee, qui s’offre à leur servir d’interprète, et aussitôt se met en devoir d’explorer leurs paniers de voyage.


Il sautait adroitement d’un panier à l’autre, faisant mine de rattacher les courroies. L’Anglais, en règle générale, n’est guère au courant des âmes asiatiques ; mais jamais un Anglais n’aurait frappé au visage, d’un coup de poing, un honnête babu qui, par accident, aurait répandu à terre Je contenu d’un de ses paniers. Et jamais, d’autre part, un Anglais n’aurait traité assez familièrement le même babu pour lui offrir à boire, ni pour l’inviter à partager son repas. Or, les deux étrangers firent tout cela, et posèrent une foule de questions, — surtout à propos de femmes, — auxquelles Hurree répondit de la façon la plus gaie et la plus naturelle.


Quelques heures plus tard, Hurree, qui a tout concerté d’avance avec Kim, conduit les deux voyageurs dans un village où ils aperçoivent le vieux lama, expliquant à son chela une image boudhique qu’il a dessinée. Le Russe et le Français, sur le conseil du babu, offrent au lama de lui acheter son dessin : puis, comme il refuse, ils le lui arrachent des mains, après lui avoir jeté une poignée de roupies. Kim, aussitôt, se jette sur eux, les indigènes accourent à son aide ; et Hurree, profitant du tumulte, emporte les paniers, les portefeuilles, tout le bagage de ces étrangers, qui ont eu le tort de « l’inviter à partager leur repas. » Ajoutons, pour achever le récit d’un des épisodes principaux du roman, que les deux voyageurs, à demi assommés, ne retrouvent jamais leur bagage, mais ne tardent pas à retrouver « l’honnête babu, » qui, moyennant une honnête quantité de roupies, les reconduit affectueusement jusqu’à la frontière. C’est par de tels moyens