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que Hurree Mokerjee, Kim et leurs compagnons, consolident aux Indes la domination du puissant Taureau Rouge.


M. Kipling manque trop du sentiment chrétien. Il méprise trop tout ce qui n’est pas anglais ; et, — habitude d’ailleurs infiniment plus respectable, — il admire trop tout ce qui est anglais. Il met, à l’admirer une sorte de forfanterie ingénue et provocante qui, à chacun de ses livres, risque davantage d’indisposer ses lecteurs. Non qu’elle aille s’exagérant, à chacun de ses livres ; car je crois bien qu’on la retrouverait, toute pareille, dans ses peintures précédentes de la vie aux Indes. On y retrouverait, en tout cas, la même conception d’une race prédestinée à opprimer, sinon à détruire, toutes les autres, et ayant, d’institution divine, le droit d’employer tous les moyens pour assurer son pouvoir. Mais cette conception, autrefois, amusait. L’auteur savait lui donner mille formes imprévues, qui empêchaient qu’on ne la prît assez au sérieux pour en sentir pleinement l’immoralité. Aujourd’hui, sa verve s’est fatiguée, de l’aveu des plus passionnés de ses partisans. Le lecteur de Kim, faute de pouvoir s’intéresser aux actes des personnages, ni à leurs paroles, se voit involontairement amené à réfléchir sur la doctrine philosophique qu’ils servent à traduire. Et c’est une doctrine qui ne gagne pas à être considérée de trop près.

Sans compter un autre motif encore qui risque, aujourd’hui, d’en amoindrir beaucoup la portée. Lorsque naguère M. Kipling, s’étant constitué « l’Inspecteur général de l’Empire britannique, » proclamait gaiement la supériorité de sa race, et le droit absolu de celle-ci à dominer le monde, il nous faisait un peu l’effet de ces orateurs spirituels et hardis qui, dans les parades foraines, s’emploient à nous vanter les tours de force d’un homme-canon. L’homme-canon est là, devant nos yeux, se divertissant à jongler avec d’énormes poids. Et sa vue nous en impose : le rire que soulève en nous le boniment se rehausse volontiers d’un certain respect. Mais, si, par accident, un des poids tombe à terre, et que nous découvrions qu’il est en carton, il y a bien des chances que l’éloquence même du boniment cesse, dès lors, de nous égayer. Je crains qu’une mésaventure semblable ne soit en train d’arriver aux joyeuses fantaisies impérialistes de M. Kipling.


T. DE WYZEWA.