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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/324

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cependant le poète souabe s’en emparer sans scrupules et s’efforcer de traduire, par ces conceptions si matérielles, un sentiment délicat et touchant du cœur. Il s’agit de sa chère femme disparue, et le morceau s’intitule Reconquise, dans Oswald et Clara.


Tandis que je cultive le froment nécessaire à ma subsistance dans ce même champ, que, moissonneuse active, sous les rayons brûlans de midi, elle arrosa souvent de la sueur amère coulant en ruisseaux de son front, — je songe que ces gouttelettes de jadis ont passé dans le grain récent. Et, de la sorte, lorsque je romps mon pain grossier, je communie au corps divin de Clara pour une union nouvelle et bienheureuse, et je la reconquiers ainsi au matin, à midi, et le soir.


L’allusion religieuse pourra sembler d’un goût douteux : ce mode de souvenir n’offrirait sans doute pas à chacun une consolation également efficace. Voilà néanmoins la préoccupation, qui, sous une forme moins brutale et moins choquante parfois, mais toujours analogue à celle-là dans son fond, demeure invariablement présente à l’esprit du poète.

Ajoutons qu’elle s’associe, le plus souvent, à son culte gracieux pour les fleurs, qui vient en atténuer la vulgarité initiale. La meilleure partie de l’homme, dira-t-il dans sa Foi nouvelle, ne demeure pas ensevelie dans le tombeau : seul un résidu du corps fatigué y sommeille lourdement pour se rassasier de repos. Mais bien des parcelles s’en sont envolées pour se bercer délicieusement dans le feuillage ému sous le souffle embaumé du printemps. Et le bramine de fantaisie, qui fut son interprète au début de son œuvre, sentait déjà que, vers une époque éloignée de tout souvenir possible, alors que sa personne était encore éparse en milliers d’atomes dans le grand Tout, « quelque parcelle de son être ondulait au vent dans la feuille légère, tandis qu’une autre portait au front les diadèmes éclatans des corolles fleuries et attendait avec ivresse le passage du zéphyr pour échanger avec lui d’innocens baisers[1]. »

Clara, à son tour, se pare d’ordinaire d’une forme plus séduisante que celle du pain de ménage. Un jour que son époux la cherche par les prairies d’émeraudes, et que le voisinage de l’aimée ne se révèle pas autant que le souhaiterait le cœur du survivant, il aperçoit un étranger, assis à la lisière d’un champ,

  1. Nouveaux Poèmes, page 164.