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Son caractère distinctif, c’est bien l’héroïsme. On aura beau m’assurer que cet héroïsme, à force d’être héréditaire, n’a plus que la valeur d’un geste où la volonté personnelle n’entre pour rien. Celle hérédité, qui l’a créée ? Serait-ce par hasard l’égoïsme ou le souci du confortable ? Fille, épouse, mère ou grand’mère, il n’est point de périls, ni de misères, ni de circonstances tragiques que la Japonaise n’égale par sa modestie et sa grandeur d’Ame. Je ne veux pas emprunter mes exemples à l’histoire, qui en fourmille. Il vaut mieux les chercher où les Japonais n’auraient point l’idée de les prendre, dans les mémoires intimes, dans leurs conversations familières, dans les anecdotes de leur vie quotidienne. Mme Shimoda, la directrice de l’école des filles nobles, écrivant ses souvenirs, nous citait les deux traits suivans qui n’avaient à ses yeux rien d’exceptionnel :

La fille d’un samuraï, âgée de douze ans, que sa mère et sa tante avaient emmenée hors de la ville, s’était reposée au pied d’un érable, quand des rustres, venant à passer, l’insultèrent grossièrement. L’enfant rejoignit sa famille et n’en dit rien. Mais la nuit, sa tante, qui couchait près d’elle, l’entendit se lover, la vit ouvrir son panier, en tirer le couteau que portaient alors les femmes de la noblesse, l’examiner longuement à la clarté de la lune, puis soupirer. Inquiète, elle la presse de questions, et l’enfant, qui avait caché son arme sous son léger kimono, lui confesse sa résolution de venger l’injure qu’on lui a faite ou de se tuer. « Car, disait-elle, je ne puis revoir mon père en cette vie tant que je n’aurai pas lavé mon honneur. »

Avant la Restauration, quand un samuraï mourait sans laisser d’héritier nulle, sa veuve perdait son bien, et, réduite à la misère, disparaissait de la ville. Un jour, un voyageur, égaré dans la montagne, demande l’hospitalité à une triste chaumine où il est étonné d’être reçu par deux pauvres femmes aux manières seigneuriales. Elles lui content leur histoire et comme quoi, sans enfant, leur gendre et mari ayant pour l’honneur de son prince péri dans les tortures, elles ont dû s’exiler et vivent péniblement en cet endroit sauvage. Mais la mère déclara que ce n’était point acheter trop cher la gloire de son gendre et sa fille l’approuvait en pleurant.

Ces exemples datent de l’ancien régime ; en voici de contemporains qui nous prouvent que, si les mœurs ont dépouillé leur âpreté féodale, l’esprit demeure le même.