Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/415

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

courtisanes, souvent si peu nées pour la débauche et dont les manières restent empreintes de chasteté.

Si la vente des filles par leurs parens est interdite aujourd’hui, elle survit encore à sa légalité ; et nous verrons qu’il ne faut pas la juger avec la rigueur de nos idées européennes. On m’a lu un jour la lettre d’une infortunée que ses parens, tombés dans la misère, avaient vendue au Yoshiwara. Ils étaient morts avant l’expiration de son contrat, et elle suppliait d’anciens amis de la racheter, mais en quels termes ! Pas un cri de révolte, pas un mot amer pour ceux qui l’avaient vouée à l’horrible chose, pas une plainte trop vive : seulement, sous des formules de politesse exquise, c’était comme le dernier soupir d’une âme qui soulève un dernier voile et nous découvre une mortelle blessure. Lorsque l’ancienne société croula et que les samuraïs se trouvèrent ruinés, plusieurs d’entre eux, à bout d’expédiens, trafiquèrent ainsi de leurs filles, et je connais même des exemples, où, l’enfant promise et les arrhes touchés, sa mégalomanie se réveillant au choc de l’or, le père invitait ses amis à un festin que la jeune fille, pour son dernier soir de pureté, charmait des sons du koto.

Mais, sans aller jusque-là, n’est-elle pas aussi suggestive, cette réponse d’un gentilhomme japonais à un Européen qui le félicitait du mariage de sa fille : « Ne me félicitez pas, dit ce père qui adorait son enfant, car je sais qu’elle ne peut pas être heureuse ? » Il le savait et pourtant, par intérêt de famille, par convenance, par honneur, il avait commandé le sacrifice et la victime l’avait remercié en souriant.


C’est ce sourire, ce koto, ces formules de politesse, ces bienséances qui ornent et soutiennent les vertus difficiles, ce détachement de soi-même et ce respect des autres au milieu des pires souffrances, cette altération systématique et aristocratique de la nature que j’admire et ne me lasse point d’admirer. J’y vois autant de vérité humaine que dans les libres expansions de notre énergie, et autant de beauté. Relisez plutôt la page de Taine sur l’Iphigénie de Racine[1]. Que les femmes japonaises, fleurs

  1. J’ai fréquenté au Japon quelques Japonais instruits et curieux de notre théâtre. Nos dramaturges modernes les désorientaient : l’un d’eux, après avoir lu les premiers actes du Demi-Monde, déclara que les personnages y tenaient des conversations comme on en tient au Japon en buvant du saké. En revanche, ils comprenaient Corneille et je ne trouvais point étonnant que dans un pays où le simple froissement des manches entre deux samuraïs entraînait parfois des conséquences tragiques, le Cid leur communiquât un frisson d’héroïsme. Mais je fus extrêmement frappé de leur intelligence de Racine. Ils entraient sans effort dans la beauté de la tragédie racinienne. Tant de politesse, tant de fine diplomatie, tant de grâce, tant de souci des bienséances, tant de noblesse les ravissait. Et j’y voyais une preuve nouvelle de ce que cette poésie, comme le disait ici même M. Brunetière, contient « non seulement d’observation et de connaissance du cœur humain, mais de réalité. »