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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/419

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naissent de sa condition. Dès l’instant qu’elle détient l’autorité, avec la même exactitude qu’elle lui sacrifiait jadis ses aspirations de jeune femme, elle en exigera le respect absolu. S’il en était autrement et qu’elle mît en doute la vérité supérieure de ce qu’elle représente, ses misères passées lui apparaîtraient comme une abominable duperie. Seulement cet honneur, que connaissent peu d’Européennes et dont on paie l’héroïsme de sa jeunesse, ressemble parfois au gui verdoyant qui fleurit sur une branche épuisée.


Le vieux Japon a beau refuser à l’amour l’entrée de la famille ; la nature, qui se moque de nos conventions, n’a point affranchi les Japonaises d’une faiblesse qui les rend plus désirables et sert mieux son œuvre. Elles aiment, et il arrive qu’elles en meurent. Pendant ma première semaine à Tokyo, on enterra la fille d’un grand dignitaire. Son mari, sous de vains prétextes, l’avait répudiée après quelques mois de mariage, et, de tous ceux qui assistaient aux obsèques, nul n’ignorait qu’elle était morte de l’aimer encore. On le savait, parce que les hautes classes évitent d’ordinaire de semblables éclats. Mais, chez les humbles, que de cœurs obscurément brisés par le caprice, l’indifférence ou le mépris de l’homme ! Il est vrai que, dans les milieux ouvriers et surtout à la campagne, où la nécessité du travail égalise les deux sexes et où la pauvreté assagit le mâle, la femme s’empare souvent des affaires de la maison et souvent y déploie plus de bon sens et d’initiative que son maître honoraire. Il est encore vrai que l’épouse dédaignée peut à force d’amour conquérir son mari. Les proverbes et les chansons populaires lui permettent cette espérance. L’un lui dit que, « si l’on reste trois ans sur la même pierre, la pierre elle-même devient chaude ; » l’autre lui fredonne que « même l’objet d’un amour qui n’est point partagé, si on le chérit durant trois ans, peut être regardé comme un sincère amant. » J’ai cueilli sur des lèvres japonaises ce vieux dicton que « les cheveux des femmes sont assez forts pour fier des éléphans. » Les romanciers et les poètes qui ne cisellent que de fines images assimilent les âmes consumées d’un grand amour aux coques brûlées et vides des cigales mortes. Le bouddhisme a reculé dans le mystère des vies antérieures l’origine de ces forces aveugles, médiatrices de nos unions passionnées. Ce ne sont point les tristesses ni la puissance de l’amour que les Japonais ont méconnues : c’en est la dignité.