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oublié jusqu’à presser la main de la jeune fille, les parens et les amis présens y virent presque un sujet de scandale.

Pas plus que le mariage ne s’entoure de mystère pour la Japonaise, qui, sauf dans la haute noblesse, est vite familiarisée avec les réalités de la nature, il ne lui réserve d’imprévu. Les préliminaires en sont ordonnés par une amie des deux familles uniquement préoccupée que tout s’accomplisse suivant les règles. Les cadeaux consistent de temps immémorial en pièces de soie. Le trousseau de l’épousée se compose de petites tables en laque, d’un encrier, d’une boîte à ouvrage et de vêtemens pour toutes les saisons, votre pour toute sa vie, car les modes de la toilette sont aussi invariables que les usages. Enfin la cérémonie qui va fier son sort à celui d’un inconnu, cette cérémonie où n’intervient ni prêtre ni magistrat, ne lui ménage même pas un instant de léger triomphe. Un peu de saké bu dans la même coupe que son futur, — maigre symbole du partage des joies et des douleurs ! — et la voilà livrée à la merci d’une nouvelle famille dont elle adoptera les coutumes et les rites, l’esprit et les ancêtres. Elle n’est pas l’amour de son époux : elle est simplement sa femme, c’est-à-dire la servante de ses parens et la génératrice de leur postérité. Si elle déplaît à sa belle-mère, quelquefois en plaisant trop à son mari, on la congédie et on en prend une autre. Bien qu’on ait aujourd’hui limité le droit au divorce, le peuple et la bourgeoisie n’en divorcent pas moins avec une facilité stupéfiante. Et, comme les enfans sont toujours censés hériter exclusivement des qualités de leur père et que, le ventre qui les porta fût-il plébéien, leur noblesse ne s’en trouverait point entachée, l’homme les garde en répudiant la femme. Aussi la malheureuse, menacée dans la chair de sa chair, préfère encore la souffrance à la rupture.

Mais telle est la force sainte de la communauté qu’elle élève un jour ceux qu’elle commence par abaisser et qu’elle capitalise en une sorte de gloire leur immense réserve de bonheur individuel. Quand la Griselda japonaise a traversé les rudes épreuves de sa vie d’épouse et que de mère douloureuse elle devient belle-mère honorée ; elle touche enfin le prix de sa patience et peut à son tour exercer celle des autres. Ne croyez pas qu’elle s’en prive ; mais, cette dureté qui succède chez elle à tant de douceur, je l’attribue moins à un désir de revanche qu’au principe même de la société japonaise, où tous les sentimens de l’individu