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la femme se ravale moins que chez nous. La mésestime de la courtisane est toujours proportionnée au respect que nous avons de l’amour. Un romancier japonais me disait : « Chez nous, la femme légitime est le toko de la maison, sa colonne en bois naturel ou poli ; la concubine, la maîtresse, les filles de joie en sont les kakémonos que nous suspendons dans notre alcôve suivant le caprice de l’heure et la grâce de la saison. » Les Japonais ont lame trop artiste pour mépriser les kakémonos et pour n’en point rassembler, s’ils le peuvent, une aimable collection.

Les plus jolis et les plus coûteux sont à coup sûr les geishas. La pointure, la danse, la musique, la poésie, l’étiquette, tous les arts japonais ont collaboré à ces miniatures de demi-mondaines. C’est pour elles que les vers à soie ont filé leur soie la plus précieuse, pour elles que les tisserands ont tissé leurs plus riches étoffes, pour elles que les coloristes ont nuancé les plus belles ceintures, pour elles que les hommes des mi nés ont extrait le plus d’or. Elles sont plus libres de choisir leur amant que la jeune fille son mari. De l’amour dont ces danseuses et ces musiciennes personnifient les jeux cruels et tendres, elles ont parfois tout le désintéressement et aussi toute la ruse et toutes les perfidies. Elles savent que, si le cœur de la femme est pareil à la plante qui fleurit sur l’eau, le cœur de l’homme est changeant comme un ciel d’automne. Quand le renard, que les Japonais adorent et redoutent, veut mettre le comble à ses maléfices, il se métamorphose en geisha. Elles ruinent les fils de famille ; elles font pleurer les épouses et les mères. On les rencontre partout, dans les rues où elles passent au trot de leurs coureurs, dans les restaurons, dans les réunions intimes et les banquets officiels, autour des jeunes gens et des graves personnages : ce sont les feux follets du désir.

Au-dessous d’elles, parquées entre leurs barreaux et de grands miroirs ou des paravens lamés d’or, éblouissantes et fardées, les courtisanes occupent un quartier de la ville, quelquefois même le centre. Il fut un instant question de supprimer ces ménageries où, dans l’argot japonais, le traîneur de cabriolet s’appelle un cheval, la servante une génisse, la geisha une chatte, la femme un renard. « Mais, si on allumait le feu au Yoshiwara, s’écrièrent des Japonais lyriques, nos larmes en éteindraient l’incendie ! » Cité flamboyante aux larges rues bordées de grands balcons dont la lumière électrique fait resplendir les boiseries