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claires : elle a’ ses franchises, sa langue, ses solennités, ses symboles. A chaque printemps, les courtisanes en longue théorie plantent des cerisiers qu’on déracine dès qu’ils ont donné leurs fleurs.

J’y fus un soir d’août : on y avait tendu des arceaux de feuillage et dressé des galeries aériennes pour fêter le dieu du bonheur. Du sein de l’étrange municipe, montait vers le ciel un colosse énorme aux yeux obliques, la trogne rubiconde, les joues sang de bœuf. Son ventre était aussi puissant que celui du Bouddha de bronze qui écrase les jardins de Kamakura, mais sa bouche, fendue d’un rire écarlate, découvrait les deux seules dents de sa gencive supérieure. C’était le Dieu.

Devant ce Moloch édenté, férocement jovial, s’allongeaient des étalages treillissés : les idoles à vendre y étaient agenouillées sur des tatamis où se mirait une splendeur de sanctuaire. Parfois l’une d’elles secouait les cendres de sa mince pipe de nickel, et venait s’appuyer à la grille comme un oiseau de paradis aux barreaux de sa cage. J’étais frappé de leur tenue modeste, de leur douceur presque immatérielle et de leur jeunesse. Songez que, sur les deux mille sept cents femmes du Yoshiwara, cinquante à peine ont plus de trente ans. Mais, si bas qu’elle descende, la Japonaise ne tombe pas. Vicieuse peut-être, jamais dévergondée. Dans la débauche même, où souvent un motif honorable l’a précipitée, elle obéit à une étiquette qui la maintient au-dessus de la débauche. Si les Japonais méprisent l’amour, ils n’avilissent point l’objet de leur plaisir. L’ancien cérémonial qui présidait à l’achat de la courtisane, et où nous verrions, nous, une dérision du mariage, les montre soucieux, jusque dans la licence, d’un certain idéal de politesse et de correction.

Et cette fête inextinguible dont les shamisens aigus s’entendent de loin, et, surtout au temps des cerisiers en fleurs, grisent les boutiquiers et les petits bourgeois, cette fête où courent les hommes quelquefois même accompagnés de leur femme, et quelquefois aussi des femmes sans leur mari, désireuses d’approcher les courtisanes et d’acheter d’elles le secret de se faire aimer, cette fête m’a donné l’impression d’un divertissement artistique et sensuel, d’un libertinage assez raffiné, bien plus que d’une orgie voluptueuse. La passion s’y déchaîne ; les suicides l’ensanglantent comme en tous lieux où la misère et la jouissance déversent et confondent leurs affluens. Mais, pas plus dans ces camps