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comme ils l’ont pensé toute leur vie, qu’ils avaient le droit de frapper l’épouse coupable ou son amant ou l’un et l’autre, ne pensent plus de même à quatre heures du matin, uniquement parce qu’ils ont entendu la tirade éloquente d’un ancien viveur. Notons d’ailleurs qu’à l’heure décisive, le marquis cesse d’être conséquent avec lui-même et l’auteur de pousser son idée jusqu’au bout. Dans une pièce contre le droit de tuer, il fallait laisser en vie la femme et l’amant. L’amant se suicide. Encore une fois, l’amour cause la mort d’un être humain. M. Hervieu rappelle volontiers que ses prédécesseurs n’ont cessé d’ensanglanter la scène. Mais, entre le meurtre et le suicide quasiment imposé, la différence n’est pas grande. Et voilà encore un de ces dénouemens sanglans pareils à ceux du théâtre d’hier ! Ajoutons enfin qu’à mesure que la pièce approche de son terme, nous perdons de plus en plus de vue la question morale posée au début : nous l’oublions pour ne plus songer qu’à cette énigme dont le mot nous échappe toujours ; nous sommes tout à l’attente de cette révélation sans cesse retardée. Au premier acte, nous nous demandions : « A-t-on le droit de tuer ? » Au second, nous nous demandons seulement : « Laquelle des deux ? » Commencée en problème moral, la pièce finit en énigme de fait.

Une autre objection porte sur le dénouement lui-même et sur la façon dont nous apprenons le mot de l’énigme. Comme on l’a vu, rien ne nous met sur la voie. Pas un indice qui ne soit susceptible d’une double interprétation. Les dénégations des deux femmes sont pareillement énergiques. Leur attitude présente ne nous fournit aucun éclaircissement. Nous n’en pouvons tirer davantage de leur passé, de leur caractère, de l’histoire de leur ménage, attendu que de tout cela l’auteur ne nous a rien laissé savoir. L’enquête peut se prolonger sans amener plus de résultats. C’est une impasse. Comment l’auteur en est-il sorti ? Par un artifice. Il suppose qu’au moment où l’on apprend la mort de Vivarce, l’une des deux femmes ne peut contenir son émotion et crie : « Tue-moi, Gérard ! Cet homme était mon amant. » C’est, au mauvais sens du mot, un moyen de théâtre. La coupable a la complaisance de se dénoncer elle-même. Si pourtant elle ne s’était pas dénoncée !… Et le malheur est que cette dernière hypothèse semble mieux en accord avec l’art de dissimulation et la maîtrise de soi dont nous savons maintenant que Léonore est coutumière. — Donc c’est Léonore qui est la coupable ; au demeurant, c’eût été Gisèle, rien n’était changé à la pièce et tous les développemens précédens subsistaient. Jusqu’à la dernière minute, des ténèbres où nous avons été jusqu’ici plongés, un nom pouvait sortir aussi bien que l’autre ; peu nous