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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/485

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à ménager ? Devons-nous faire fi de ces intérêts des Russes ? En 1862, nous étions presque leurs alliés ; il y avait, en tous cas, une grande intimité entre leur politique et la nôtre, et M. de Bismarck, qui venait d’arriver aux affaires, le constatait avec d’autant plus d’appréhension et d’impatience que tous les projets politiques qu’il portait dans sa tête risquaient de ne pas pouvoir en sortir, si cet état de choses n’était pas modifié. À ce moment, grâce à sa bonne fortune, nous avons jugé à propos de nous brouiller avec la Russie au sujet des Polonais : lui, au contraire, s’est empressé de l’aider contre l’insurrection. Toute l’histoire de l’Europe depuis quarante ans, et la nôtre en particulier, s’en sont ressenties. Les Polonais étaient, à coup sûr, plus intéressans que les Arméniens, et nous avons dépensé pour eux beaucoup d’éloquence qui ne les a pas empêchés d’être massacrés : mais la Russie ne nous l’a pas pardonné, et nous nous en sommes cruellement aperçus en 1870. Tant d’autres expériences non moins lumineuses ne nous ont-elles point éclairés ? Alors, il faut en désespérer. Après les Grecs, les Italiens ; après les Italiens, les Polonais ; après les Polonais, les Arméniens : décidément, c’est une vocation. M. le ministre des Affaires étrangères a prononcé le mot de don quichottisme, qui était peut-être déplacé à la tribune ; mais la chose le serait encore bien plus dans notre politique. Notre intérêt actuel, présent, immédiat, était d’éviter avec soin des complications générales et de borner notre action à la défense de nos seules affaires. M. Ribot a dit le mot de la situation : « Je suis décidé, a-t-il déclaré, à soutenir la cause des Arméniens avec l’Europe, si l’Europe veut bien se souvenir de son devoir. » Pour le moment, il s’agissait d’un intérêt plus restreint sans doute, puisqu’il n’était que français : nous n’avions nul besoin, pour le défendre, et il n’aurait pas été sans inconvéniens, de nous entourer d’un imposant décor européen.

En restant dans ces limites, nous avions aussi le droit d’espérer que nous conserverions jusqu’au bout l’adhésion morale de l’Europe, et cette espérance n’a pas été déçue. Les encouragemens nous sont venus de partout, excepté toutefois d’Allemagne. Il ne faut pas trop en vouloir à l’Allemagne : elle est engagée avec la Porte dans une politique qui l’obligeait à plus de réserve que les autres puissances. Mais enfin elle ne nous a pas gênés. C’est que tout le monde en Europe a le sentiment que la Porte avait besoin de recevoir une leçon : la France ayant pris l’initiative de la lui administrer, ou souhaitait unanimement le succès de l’opération. Et en effet, bien qu’il y ait eu quelques nuances dans l’arrogance ottomane à l’égard de telle ou de