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les hommes. Il était donc naturel que Tacite, qui est un si parfait Romain, fût, d’instinct et de tempérament, un pessimiste. Les spectacles auxquels il assista dans sa première jeunesse n’étaient pas pour lui inspirer des sentimens contraires. Il avait une douzaine d’années à la mort de Néron. Il vit quatre empereurs se succéder en quatorze mois, le Capitole brûlé, Rome prise d’assaut, les Barbares s’insurgeant aux frontières et l’empire près de périr. Il n’est pas étonnant qu’il lui en soit resté des dispositions moroses. Dans les plus anciens ouvrages que nous avons de lui, le Dialogue des orateurs et la Germanie, il traite déjà sévèrement la société de son temps. Les trois dernières années du règne de Domitien, où il vit de près à quels excès peut s’emporter un homme qui est tout-puissant, quand il cède à l’ivresse de la cruauté ou qu’il est effaré par la peur, lui laissèrent une impression qui ne s’effaça plus. Il prétend sans doute qu’à l’avènement d’un prince honnête homme, le cœur est revenu aux Romains, nunc tandem redit animus ; mais je ne crois pas que la blessure que ces effroyables années lui avaient faite se soit jamais fermée. Même aux plus beaux jours du règne de Trajan, il a dû regarder l’avenir avec quelque inquiétude. À ceux qui se livraient trop facilement à la félicité présente, il devait être tenté de répondre par ces paroles qu’il a mises dans la bouche d’un sénateur prévoyant « Qui vous assure qu’il n’y aura plus de tyrans ? Ils le pensaient comme vous, à la mort de Tibère et de Caligula, ceux qui leur survécurent ; et cependant des tyrans nouveaux se sont élevés, plus cruels et plus détestables. »

C’est dans cet état d’esprit qu’il commença d’écrire ses grands ouvrages historiques. Le sujet qu’il avait choisi n’était guère de nature à le réconcilier avec l’humanité. Il faut bien reconnaître qu’il y a peu d’histoire aussi lugubre que celle des Césars, quelque effort qu’on ait fait de nos jours pour atténuer leurs crimes. Tacite, qui a cependant entrepris de la raconter, ne nous cache pas la répugnance qu’elle lui inspire. Il y a des momens où la patience lui échappe, où le cœur parait lui manquer, quand il lui faut mettre sous nos yeux cette série de scènes effroyables, et toujours les mêmes, « ces perpétuelles accusations, ces amis trahissant leurs amis, ces juges qui ne savent que condamner. » Après avoir flétri les bourreaux, il ne peut s’empêcher d’en vouloir un peu aux victimes ; il les trouve trop facilement résignées à leur sort (segniter pereuntes). Il croyait sans doute, comme