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à donner un caractère très particulier et très fâcheux à deux groupes d’hommes : les fonctionnaires et les administrés ; le délégué de l’Etat ayant le monopole de la puissance publique, seul investi du droit d’élever la voix, de parler au nom de la loi, de l’interpréter et de l’appliquer, et l’administré ne procédant à son égard que par voie de prière, attendant de lui l’effet du bon plaisir. Tandis que, chez les nations vraiment fortes, toute mesure est réclamée de l’Etat, comme un droit et par les procédés mêmes du droit, il s’est introduit parmi nous une sorte d’humilité administrative qui a fait de nous un peuple de solliciteurs. Quand notre propriété est atteinte par un particulier, nous revendiquons assez fièrement notre droit devant les tribunaux civils. Quand l’Etat, le département ou la commune nous lèsent, nous courons en quémandeurs implorer la faveur du sénateur ou du député influent. Nous sommes tout étonnés d’apprendre que devant le Conseil d’Etat sont accueillis chaque année contre les ministres et les préfets des centaines de recours pour excès de pouvoir.

Cette disposition des esprits ouvre la voie très large à l’omnipotence de l’Etat. Le corps des fonctionnaires a tout intérêt à l’entretenir. La paresse des citoyens s’en accommode ; la corruption des agens électoraux y trouve son compte et l’exploite ; les élus du peuple en tirent leurs mandats ; la candidature officielle en sort comme un fruit naturel ; si nul ne réagit, le mal ira en s’aggravant, faisant pénétrer dans les veines du pays une sorte d’engourdissement : vienne le despotisme, tout est prêt pour le subir.

Il y a un jacobinisme qui est synonyme de violences exercées et de sang répandu ; contre celui-là, il se produirait une explosion du sentiment public ; il ferait horreur et on en ferait justice. Il existe un jacobinisme d’une autre sorte, moins cruel et cent fois plus dangereux : ses violences sont lentes et légales ; il n’envoie pas ses victimes à l’échafaud ; il n’use pas, comme le Directoire, de la guillotine sèche, et n’expédie pas ses adversaires dans les déserts de Sinnamary. Il procède par infiltration, il ralentit la circulation du sang, il assujettit les membres et les endort. C’est le résultat d’une organisation trop perfectionnée qui dispense le citoyen de penser et d’agir.

Chez les peuples les plus dissemblables, il y a des maladies de même ordre parvenues à des points de développement très