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protégez-nous, nous régnons trop jeunes ! » Ce fut son premier cri de roi. Et il met tant de bonne volonté à essayer de comprendre, à bien agir ; il a tant de droiture, de courage patient ; toutes les vertus, mais des vertus qui ont peine à sortir.

Comment comprendrait-il, à vingt-deux ans, avec son éducation, que le sort de sa glorieuse monarchie militaire se décidera désormais entre des sacs d’écus et des sacs de blé, que le grand problème politique est de remplir ces sacs vides, d’éviter la banqueroute et la famine ? Sous son palais, au bas des marches par où il descend à son orangerie, dans cette petite maison blanche qui est aujourd’hui le cercle des officiers et qui était alors le Contrôle général, des parties d’échecs dont sa tête est l’enjeu se jouent entre Turgot et Necker, entre Necker et Calonne. Ombrageux comme le sont les timides, comme l’était son aïeul Louis XIII, il s’est laissé prévenir contre Turgot, il a oublié la scène touchante de Compiègne où ces deux honnêtes gens, le Roi et le ministre, s’étaient serré les mains en se promettant assistance mutuelle. La Reine, poussée par les courtisans qu’on rogne, et cet intrigant de Pezay, l’émissaire de Necker, ont eu raison de l’instinct sauveur qui avait jeté le prince dans les bras d’un homme de génie. Turgot est perdu, Turgot est chassé. Chassés du même coup, l’esprit d’économie et de sages réformes, l’esprit de Henri IV et de Sully, la tradition française des bonnes organisations provinciales, municipales, abritées sous un pouvoir tutélaire. Le banquier de Genève est entré dans la place, et avec lui l’esprit républicain et doctrinaire qui sortira fatalement ses dernières conséquences ; il ira chercher dans les nuages de l’idéologie politique ces fondemens d’un État libre que l’intendant du Limousin voulait retrouver sous notre terre, dans le sol national où le temps les avait enfouis. Après Turgot, nul ne peut plus arrêter la Révolution. Louis XVI en entendra les grondemens, chaque jour plus menaçans, du balcon où l’appellera le cri lamentable de son peuple : Du pain ! Du pain à deux sols !

Oh ! ce balcon de Versailles, Golgotha de la monarchie condamnée ! Il règne sur la Cour de Marbre, de plain-pied avec les portes-fenêtres de la chambre de Louis XIV. On sait que cette chambre était dans le château comme le tabernacle dans l’église, le Saint des Saints de la royauté. Pour franchir le balustre du lit, ceux qui étaient les plus grands en France eussent consenti